Christine Daure-Serfaty : La femme d’Ijoukak, cette histoire qui est la mienne


Par Miloudi Belmir
Vendredi 25 Novembre 2016

Il est difficile d’expliquer les raisons du choix d’œuvres qu’on va analyser, dans cet essai. Pourquoi Christine Daure-Servaty de préférence à d’autres ? Pourquoi avoir choisi «La femme d’Ijoukak» ? On pourrait répondre que cet ouvrage est profondément ignoré et que son auteure ne  se trouvait pas hissée au rang des romancières connues dans le monde littéraire.   
La réponse, c’est qu’on souhaite examiner cet ouvrage qui nous aidera à découvrir Christine la romancière afin d’éclairer certains aspects de son œuvre. C’est en tout cas l’objectif de cet essai : ouvrir une perspective sur des aspects peu connus de cette romancière.
«La femme d’Ijoukak» est, de toute évidence, un roman d’enfance. Il ne raconte pas, en effet, une période militante de la vie de  Christine, il ne mentionne même pas les années de plomb qui ensanglantèrent le Maroc ; on y trouve seulement quelques récits relatifs à des événements critiques pendant  la période du Protectorat, revus à la lueur de ses avatars passés. Et pourtant, l’histoire que décrit l’ouvrage présente un aspect profondément émouvant, si on la replace dans le contexte de son époque.
L’histoire de Christine n’avait rien d’héroïque au sens courant du terme, elle n’indique pas ses itinéraires vers la gloire littéraire mais plutôt une vie d’enfance. Christine racontait sa propre vie, issue d’un milieu fort humble. Elle  n’a pas été élevée dans une famille ayant des penchants arrivistes.
«La femme d’Ijoukak»  est une histoire qui raconte l’enfance de Christine, c’est aussi le récit d’une famille qui a entrepris son aventure à travers une terre hostile, décidée à aller le plus loin possible pour échapper aux contraintes de l’administration coloniale pour laquelle elle n’a que du mépris. Dans ce roman, Christine garde un souvenir de ce passé colonial dont elle dévoile les secrets. Elle l’a répété plusieurs fois : «Aujourd’hui, l’Istiqlal – l’Indépendance -, ce mot si beau qui claque comme une voile au vent, a tout balayé. Mais ne reste-t-il rien de ce passé multiple dans les vallées de la montagne? Je savais comment mes parents s’étaient rencontrés : à un bal donné à la Résidence où étaient invités les officiers des affaires indigènes. Ma mère portait une robe de soie couleur d’aurore que j’avais retrouvée, enfant, dans une malle du grenier et que j’adorais, et mon père son  uniforme des AI. C’était pendant la guerre, qui les avait un bref moment séparés. La suite était toute banale, banale et heureuse : le jeune officier d’AI n’avait pu oublier la jeune fille en robe couleur d’aurore. Il était revenu au Maroc comme contrôleur civil et l’avait épousée. Voilà. Une histoire banale».
Le roman, nous l’avons dit, se situe dans le passé ; au moment où Christine raconte son histoire, cette dernière appartient déjà à un passé lointain. Au début du roman, l’auteure décrit ce passé révolu comme un monde merveilleux où règnent la révolte, le doute, l’amour, la simplicité et l’espoir. A cette époque, l’idée d’un conflit culturel divisant les races n’était pas en vogue comme aujourd’hui. Christine, en tout cas, combattit cette idée dès sa jeunesse et trouva dans l’amour pour cette terre marocaine un appui.
En lisant «La femme d’Ijoukak», nous découvrons la beauté de l’écriture ; la nostalgie dont l’ouvrage est empreint, et nous comprenons alors pourquoi ce roman est considéré comme une authentique œuvre, sortie du meilleur de l’imagination. «La femme d’Ijoukak» est donc un roman nostalgique où  Christine fait montre de sa lucidité toujours en éveil : «Cette histoire, qui est la mienne, est celle d’un retour. D’un double retour,  en vérité : l’un dans un endroit perdu, oublié, magique et retrouvé, sous le col du Tizi n’Test, près de l’oued N’Fis en amont, dans le Haut-Atlas».
L’ambition de Christine était de retrouver la femme d’Ijoukak, la femme qui, au temps des Français, souffrait de démence et que les hommes de l’Atlas ont oubliée. Cette fidélité à cette femme folle sera la cause de son retour dans le temps : «C’est vrai, c’est tout à fait vrai, c’est ainsi que tout a commencé. En tout cas, cette histoire qui est la mienne, dans ce passé profond… Parfois, je me demande si elle a vraiment existé. N’était-ce le souvenir de mes questions à mes parents, j’en douterais ; sa maison, oui, mais elle ? C’est pourquoi je voudrais tant que l’homme rencontré en France revienne vivre ici. Il saurait, et alors moi aussi je saurais. Car, après tout, ce sont des souvenirs qui ont déjà plus de vingt ans… ».
Sa première rencontre nostalgique est celle avec son ami d’enfance Lahcen. Christine le trouvait un peu vieilli, amusant et gai malgré les vicissitudes du temps. Il n’a pas changé. Christine a rencontré ce grand monsieur, a causé avec lui, longuement, du passé de cet Atlas, pays de la dissidence sans cesse, de cette femme folle dans la maison délabrée sous le col, des gens  de la tribu qui ne cessent de s’enquérir de la santé de chacun, des naissances, des mariages et des morts, comme le veut leur tradition. Lahcen n’est plus aujourd’hui qu’un homme du passé, un vieillard oublié, mais qui est toujours au courant des événements de l’histoire : «Et Lahcen, qui avait enchanté mon enfance, mon grand-père d’élection, d’affection, où était-il, vivait-il encore ? Je ne l’avais pas vu depuis longtemps, et je ne comprenais plus comment j’avais pu demeurer sans nouvelles, comment je m’étais finalement accommodée du lent oubli».
Presque tous les personnages qui figurent dans «La femme d’Ijoukak» ont quelque chose de Christine, son père. Il était un modèle plus raffiné de type classique. Très attachée à sa famille, Christine croit sincèrement que ce personnage était l’exemple d’un gentilhomme fonctionnaire du Protectorat vivant toujours dans ses souvenirs et un vestige du passé: «C’est mon père qui m’avait emmenée à Tinmel ; il était contrôleur civil, je l’ai déjà dit, je crois, et comme beaucoup de contrôleurs civils, il avait accumulé beaucoup de connaissances, tout un savoir sur ce pays et sur son passé. C’est lui qui m’avait raconté l’histoire des Almohades… ».
On peut dire que ce voyage nostalgique a marqué Christine pour le reste de sa vie.  Par son roman, elle nous offre le récit de son existence. Elle nous affirme, à la première page, qu’elle écrit son roman à la demande d’un ami désireux de connaître son passé d’enfance à Ijoukak : « Il est venu à moi et m’a dit : «J’ai vécu là-bas mon enfance, je ne peux m’en défaire…» Là-bas … Les mots, doucement, éclatent à la surface de la mémoire comme des bulles : les Goundafa, Asni, Ijoukak. Nous en étions si loin ce soir-là… Je lui ai dit, et ce fut la première chose qui me vint à l’esprit : Ijoukak… La femme folle dans la maison délabrée sous le col, vous l’avez connue?».
Christine avait donné dans «La femme d’Ijoukaka» l’exemple d’une écrivaine mûrie et adaptée à l’émotion qu’elle exprime. Elle voit le monde, la nature, les hommes. Une atmosphère plus réelle baigne son écriture. Au décor gracieux de «La femme d’Ijoukak» succède une variété toute nouvelle de scènes. Christine a passé quelques jours au pays des Goundafa, elle a vu la grandeur de ses paysages qui lui a procuré plaisir et distraction : «Les villages dans ce pays, le pays des Goundafa, semblent plus qu’ailleurs regarder, veiller sur le ciel et la terre, guetter un danger, parce que seules les ouvertures se voient, celles des terrasses, noires dans l’ocre de la terre des murs, des toits, des courettes, de tout l’espace alentour».
L’observation de la nature ne se borne pas aux paysages. Christine s’adresse aussi aux hommes décrits  dans les gestes de leur vie quotidienne dont elle fut témoin et qui ont inspiré une série de scènes. Quelques scènes de «La femme d’Ijoukak» sont parmi les plus belles que Christine ait écrites : «Quand je revins à la Cigogne la nuit tombée, il n’y avait pas grand monde, simplement les habitués du soir, des fonctionnaires de la région qui viennent boire des bières ou des whiskies. Mais j’entendais de la musique douce et, en passant devant le bar, je vis la patronne danser avec quelqu’un que je ne connaissais pas, un Marocain à la peau sombre, un Noir, quelqu’un de la Garde noire peut-être… L’envie était comme une soif. Je ne connaissais pas son nom. Mais sa stature, oui ; je l’avais reconnue dès le premier jour. C’était celle de mes rêves d’enfant dans les sombres maisons et les forêts humides de nos séjours en France : un jour, plus tard, il y aurait quelqu’un qui serait mon rempart et mon armure ; il me protégerait contre la peur qui rôde avec le vent, il serait avec moi, tout simplement, et soudain, la peur, je n’en  entendrais plus bruit, je n’en verrais plus les lueurs ni les formes, et pour toujours, elle aurait disparu du monde. Du moins, du mien».
Le pays des Goundafa apparaît à Christine comme le paradis du monde. Le soleil lui parut plus brillant qu’ailleurs, l’air plus léger, la population plus généreuse. Christine aima ce pays.  Elle hanta les espaces désertiques, les lieux saints. Mais aussi les tribus. Elle pénétra dans les milieux de colons français. Elle a été assez liée  avec Mme Gelinek, avec Livia, avec Marcelle, plus encore avec les amis de Nancy : «Pour nous, les Français du Maroc, c’est toujours embrouillé. Plus qu’embrouillé, ambigu : au Maroc, nous sommes de plain-pied dans la familiarité des choses ; nous lisons ce monde qui n’est pas le nôtre, à nous étrangers venus d’ailleurs, et c’est un monde pour nous sans opacité».   
Le cheminement de la narration de la romancière l’entraîne parfois dans des sujets historiques qu’elle conduit bien à terme. Elle est ici une historienne intellectuelle et un abordeur de sujets. Les personnages que Ghristine fait naître méritent tous d’être voués à la vie. La lecture d’une histoire porteuse d’un message moral ou politique que Christine raconte à ses lecteurs dans son roman indique qu’elle a une vocation pour l’histoire : « A cet endroit même, Ibn Toumert, le premier des Almohades ; qui avait rencontré Abdel El Moumen, si loin, à Bejaïa, était revenu avec lui : un seul coup d’œil, un seul regard échangé, et cela avait suffi : Ibn Toumert avait trouvé son ami, son frère, son successeur, l’homme désigné par Dieu. Quelles avaient été leurs premières paroles ? Aucune peut-être, juste le silence. Ils ne se connaissaient pas. Ils s’étaient reconnus. Ils s’étaient pris par la main et avaient marché jusqu’ici, sur cet éperon de la vallée de l’oued N’fis. Ils avaient édifié la mosquée, la ville, les murailles pour les protéger, et ils ne s’étaient plus quittés, sauf pour aller conquérir le monde à leurs moments perdus».     
Ainsi demeura de Christine Daure-Servaty le souvenir d’une des plus grandes écrivaines dont les principaux reproches étaient  d’être militante, d’avoir exprimé en prose sa haine de toutes  les tyrannies, sa foi dans l’esprit libéré de toutes les critiques banales, dans la politique et dans l’écriture.
En écrivant «La femme d’Ijoukak», Christine a réalisé un vœu ancien et cher. Cet ouvrage éblouissant qui a fondu d’un seul coup sa réputation est aussi une réflexion sur un passé plus complexe, plus sinueux et plus tourmenté : «Le passé, oui, mais quel passé ? Composé, simple, plus-que-parfait, antérieur, tous sont mêlés sur l’écran lumineux de mon ordinateur où avancent les signes noirs des mots qui, eux, sont au présent et courent vers le futur. Ce futur pétri de passé, je le devine, je le redoute, mais je veux savoir ce qui a été, ce dont mon présent est fait. Il me semble même parfois en pressentir la fin».
Christine a rêvé de raconter la vie de cette femme d’Ijoukak dans son roman : c’est un rêve qu’il ne faut pas laisser dormir aux profondeurs de l’oubli. Et comme l’a dit un poète un jour : Le vent se lève, la vague soulève le navire ; une onde de joie et de force emplit l’âme libérée.


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