Chercher cette autre vie dans la vie

L’écriture nous rattache à la vie, même au seuil de la mort. Elle est ce qui existe dans le tumulte, la plénitude, l’indifférence


Par Jean Zaganiaris Cercle de Littérature Contemporaine
Mercredi 12 Décembre 2018

Après « Sans maître » (2014), un recueil de poèmes aux lueurs nietzschéennes, Soumia Mejtia revient avec « Luciole et Sirius », publié également aux éditions Hugues Factorat. Ce roman aux multiples facettes rend compte de l’échange épistolaire entre un insecte attiré par la lumière et une étoile ne sachant plus vraiment quoi faire de son éclat. Captivant.
L’écriture trouve sa réalisation dans « l’anarchie du vocabulaire inapproprié, dans la progression incohérente des faits, dans le juste approximatif ». Les mots possèdent leur intimité, leur fragmentation, leur folie, leur dissolution. C’est cela qu’on trouve entre les lignes du roman de Soumia Mejtia. L’écriture qui créer, qui régénère ou rend compte de la chute dans les ténèbres ensoleillés. « J’écris donc je suis », nous dit Luciole dans la première lettre adressée à cette étoile nommée Sirius. L’écriture nous rattache à la vie, même au seuil de la mort. Elle est ce qui reste lorsque « les pièces du puzzle sont éparpillées », elle est ce qui existe dans le tumulte, la plénitude, l’indifférence. L’écriture permet de percevoir le monde à la fois dans le rapport que l’on a au réel mais aussi à travers ses rêves : « Je m’oublie dans cette vallée, où l’horizon est ignoré, où « l’oubli de l’être » donne naissance à un réel qui explose dans le rêve de l’infini, qui s’estompe et se circonscrit ». La symbiose des contrastes traverse tout le roman, il y est question de gaité triste et d’éternité éphémère. Les étoiles aussi finissent par s’éteindre même si elles succèdent aux lucioles. Mais les mots restent et les gardent toutes les deux vivantes. L’important est la rencontre, la beauté et la fragilité de l’instant. C’est ce qu’exprime Sirius à Luciole : « J’étais dans la futaie et partout tes mots résonnaient, comme s’ils avaient pris corps et âme, et se répandaient à volonté. C’était devenu la futaie enchantée où les lucioles se nourrissaient de la lumière inextinguible des Sirius pour ne jamais s’éteindre ».
Comment est-ce que Luciole a rencontré Sirius ? Est-ce le hasard ? Non comme chez les Grecs anciens, c’est le destin qui décide de tout : « Je sais, je ne suis point entré dans votre monde pour jouer avec le hasard, mais parce que le destin m’y avait fait une place d’honneur. Je n’ai point le choix de vous regarder, je n’ai point le choix d’aimer votre regard, c’est mon être tout entier qui, par son désir de toujours aller vers une totale satisfaction de soi, vous recherche et vous espère chaque instant ». Luciole dit à Sirius qu’il est « au fond de ses entrailles », même si le destin n’est pas toujours bienveillant. Le tragique est présent dès le début dans l’histoire et sublimé par les mots. Luciole, les yeux remplis de larmes, le dit d’emblée : écrire à Sirius, qui ne répond pas toujours à ses lettres, est une « aventure condamnée ». Tout le monde sait que les lucioles se brûlent lorsqu’elles s’approchent trop des lumières. Peu importe. « Le chemin des étoiles » a un parfum d’éternité ; c’est cela qui compte vraiment. Chacune des lettres possède un titre. Dans celle intitulée « Beauté et mocheté », Luciole dit à Sirius qu’elle aime s’égarer avec lui, connaître l’ivresse des sens avec lui. De quelle façon ? Au lecteur d’imaginer…
En rencontrant Sirius, Luciole a appris à aimer sa douleur, à accepter l’idée de sa fin. Peut-être perdra-t-elle Sirius dans la vie mais pas dans l’amour. Nos existences dans le réel sont tristes, éphémères, pleines de souffrances et d’angoisse. Luciole fait le listing de toutes les douleurs : douleur éruptive, douleur exubérante, sibylline, vermeille, rosée, insignifiante. Il y a la douleur de la mort, la douleur de ceux qui survivent, la douleur de la présence, la douleur de l’absence. Ici-bas, point d’issue. Les vies restent « inhabitées ». Le monde est en décomposition. L’écrivain tape sur un clavier gorgé de sang, avec un goût de rouille dans la bouche. La seule échappatoire se trouve dans cette orientation instinctive vers le rêve, la porte entrouverte qui permet d’accéder à cette autre vie, cette autre vie réelle sans être actuelle :« Il y a une autre vie où le bonheur est intrinsèque à lui-même, il existe par lui-même. Il se construit d’abord dans la chair des lumières qui hydrate le temps, l’étire infiniment pour qu’il devienne inexistant». Une autre vie existe au sein de la vie elle-même. N’est-ce pas Joseph de Maistre qui parlait dans Les soirées de Saint-Pétersbourg de « la mort de la mort » ?Sirius réconforte Luciole. Il sent ses souffrances en lui mais également ces intervalles heureux où elle savoure le bonheur avec fougue. Quand elle est avec lui, Luciole sent « la lumière trembler dans ses yeux ». Toutefois, la chair de cette luminosité fait entrevoir des paradis insoupçonnés. C’est cela la force de Luciole et Sirius, quand ils sont heureux, c’est ensemble, quand ils sont malheureux, c’est ensemble. Même si leur partage de sensations est dans un monde mauvais, dans cette « nouvelle ère de la décomposition programmée », leur histoire réenchante tous les univers. Dans un monde où les assignations identitaires se font de plus en plus violentes, chez les dominants comme les dominés, le salut est peut-être dans les charmes de la dépersonnalisation : « Nous sommes un peu du moment, le moment où la vie se dresse en nous et nous suspend au juste moment. Nous sommes alors du moment, juste du moment, oublieux de la triste mémoire. Nous aurons cette impression quand, au réveil, nous ne savons pas où nous sommes, ni qui nous sommes ». L’amnésie de Soumia Mejtia, est très proche de celle qui traverse l’aimance d’Abdelkébir Khatibi.
Le fait qu’elle ait été superbement ignorée jusqu’à présent au sein de ce jeu de chaises musicales consistant à être invité ou pas à tel ou tel événement littéraire montre à quel point Bourdieu a raison de définir le champ littéraire non pas seulement à travers la qualité intrinsèque des écrits mais aussi des capitaux relationnels et des positions occupées par les agents, enfin ceux qui pensent que le jeu en vaut la chandelle.
Le vendredi 14 décembre à 17h30, elle présentera « Luciole et Sirius » à l’Institut français de Fès. Il s’agit d’un des plus beaux romans que nous avons pu lire au cours de cette année 2018. Merci.


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