Cette Europe qui se ratatine


Par Jean-Paul Marthoz *
Jeudi 5 Mai 2011

Le 18 avril, le parlement hongrois a approuvé une nouvelle Constitution qui s’écarte des principes et des valeurs que l’on croyait indérogeables depuis l’adoption, en 2000, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
Pour le parti conservateur au pouvoir, Fidesz, cette nouvelle Constitution était nécessaire « pour finaliser la transition du communisme à la démocratie ». Mais ce sont les démocrates qui protestent et les tenants d’une conception autoritaire de l’Etat et de la société qui applaudissent !
« Placée sous le signe de Dieu et de la Sainte Couronne », comme l’écrit Le Monde, la Constitution risque d’instaurer un statut de sous-citoyenneté pour ceux, non-croyants ou homosexuels par exemple, qui ne correspondent pas à l’identité chrétienne et conservatrice qu’elle consacre.
Elaborée sans consultation avec l’opposition démocratique, elle rompt l’équilibre entre les pouvoirs, en rognant notamment les prérogatives de la Cour constitutionnelle. Marquée du sceau de la particratie, elle accorde des mandats de longue durée à de hauts fonctionnaires nommés par Fidesz à des postes clés, comme le Haut Conseil des médias ou la Cour des comptes, « donnant au parti du Premier ministre Viktor Orban, poursuit Le Monde, un levier qui survivrait à sa défaite électorale ».
Le nouveau texte risque, par ailleurs, d’accroître les tensions au cœur d’une Europe centrale qui n’a pas encore sereinement intégré les déchirements humains et les bouleversements territoriaux provoqués au siècle dernier par les deux grandes guerres mondiales. Se référant à la Sainte Couronne médiévale, qui « incarne la continuité étatique de la Hongrie et l’unité de la nation », évoquant la « responsabilité de la Hongrie pour la destinée des Hongrois à l’étranger », la Constitution confirme les tentations irrédentistes du gouvernement Orban, au grand dam des Etats voisins, comme la Roumanie, la Serbie ou la Slovaquie, où vivent d’importantes minorités magyarophones.
Alors que la Hongrie préside l’Union européenne et qu’elle devrait dès lors donner l’exemple, seules quelques personnalités politiques ont osé critiquer ouvertement Budapest.
Daniel Cohn-Bendit, le leader des Verts, a dénoncé le « caractère clérical » de la Constitution et Guy Verhofstadt, président du groupe libéral, a rappelé avec fermeté que « l’Union européenne est plus qu’un marché commun. C’est un projet politique visant à garantir que la démocratie, la primauté de l’Etat de droit et des droits de l’Homme soient respectés, protégés, soutenus et renforcés. Sinon, il n’y aurait guère de différence entre nous et la Chine ! », s’est exclamé l’ancien Premier ministre belge.
En septembre dernier, la plupart des Etats européens avaient accueilli avec un même mélange de discrétion et d’embarras l’adoption par la Hongrie d’une loi sur les médias, taxée de liberticide par l’ensemble des organisations de défense de la liberté d’expression.
Après avoir exprimé quelques doutes, la Commission s’était finalement satisfaite, quelques mois plus tard, des amendements apportés par Budapest. Mais si la loi remaniée respectait davantage la directive européenne sur les services audiovisuels, elle ne répondait pas aux critiques de fond, inspirées des traités européens et de la Convention européenne des droits de l’Homme.
Faut-il s’étonner de cette atonie européenne répétitive à l’égard d’un de ses Etats membres ? Pas vraiment. Au cours des dernières années, l’Union s’est peu à peu éloignée des idéaux politiques de ses Pères fondateurs. A force de se concentrer sur son rôle de grand ordonnateur de la libéralisation et de la globalisation économiques, elle a marginalisé les débats sur les valeurs européennes et sous-estimé l’effet néfaste de ses stratégies sur la nature de la démocratie.
Certaines des réformes économiques étaient certes nécessaires pour répondre à l’affadissement de la social-démocratie et aux défis d’une mondialisation qui ne fait pas de cadeau, mais, en délaissant le modèle social européen au prétexte de le moderniser, elles ont aussi contribué à fragiliser la cohésion des sociétés et à nourrir les sentiments d’insécurité et d’angoisse qui font aujourd’hui le lit des crispations et des extrémismes.
La percée du Parti des Vrais Finlandais et la montée en puissance de Marine Le Pen sont les plus récents avatars de ce processus de corrosion de l’idéal européen et donnent la mesure du fourvoiement du continent dans une vision étriquée de son destin.
L’idée européenne, telle que l’avaient exprimée Robert Schuman ou Altiero Spinelli, était fondée sur la liberté, la solidarité, la tolérance et la diversité. Aujourd’hui, elle évoque de plus en plus la fermeture et le repli, le chacun pour soi et le chacun chez soi.
Paradoxalement, ce ratatinement est présenté par ses porte-drapeaux comme la condition de la restauration et du réveil européens, alors qu’il mène le continent dans une impasse en le privant de ses meilleurs atouts face au reste du monde.
Du Brésil à la Tunisie, de l’Afrique du Sud à l’Iran, ils étaient nombreux, en effet, à rêver d’une Europe qui proposerait un vrai projet d’avenir et constituerait une force tranquille dans un monde convulsé, offrant un modèle aussi performant économiquement mais plus juste socialement et moins interventionniste que celui des Etats-Unis.
Aujourd’hui, désenchantés, ils se détournent peu à peu d’un Vieux continent qui déterre et ressasse de vieilles idées et reporte sur l’Autre – la Chine, l’islam, les immigrés, les pauvres – la responsabilité de son désarroi.
Les craintes suscitées par une mondialisation chaotique et profondément inégalitaire sont évidemment légitimes et elles devraient être entendues par ceux qui, attachés à une Europe de valeurs et de progrès, refusent d’abandonner à l’extrême droite la prise en compte des peurs, des rancœurs et des frustrations.
Mais le recroquevillement sur les fausses certitudes du passé et le rejet du monde tel qu’il est, c’est-à-dire pluriel et concurrentiel, ne peuvent déboucher, à terme, que sur l’insignifiance ou le déclin.
« L’Europe ne nous fait plus rêver », confiait, fin décembre, Orhan Pamuk. Le message de ce grand écrivain, symbole de la Turquie post-nationaliste et ouverte sur le monde, lui-même cible des obscurantistes et des ultras, résonne comme une amicale et nécessaire mise en garde.
« On peut comprendre que l’Europe soit prise d’angoisse et même de panique, qu’elle cherche à préserver ses grandes traditions culturelles, écrivait-il. Mais, si l’Europe veut se protéger, ne vaudrait-il pas mieux, au lieu de se replier sur elle-même, qu’elle se souvienne de ses valeurs fondamentales qui ont fait d’elle autrefois le centre de gravité de tous les intellectuels du monde ? »

* Journaliste et essayiste belge


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