Certificats d’études violets : A la mémoire de Mohamed El Faiz


Par Rédouane Taouil
Jeudi 16 Mars 2017

Quel est votre nom ? Quel est votre prénom ? Telles sont les questions auxquelles devait répondre le futur élève méritant que tu étais. Si ton prénom invite à t’entourer d’une louange affectueuse, on ne saurait te nommer « gagnant », toi qui t’apparentais aux vaincus de la vie. Tu aurais refusé que ta mémoire soit placée sous le signe de cette appellation. Victorieux? Ce terme te sied sans doute s’il est associé aux victoires de l’école publique dans la formation de l’esprit et de la Cité à travers le principe ternaire «lire, écrire et compter». Aussi, te louer c’est rendre hommage à l’école dont tu es un pur produit.
Au commencement était l’encre violette et deux plumes, l’une identifiée à la langue du chantre d’Al-Andalus, Lissane Eddine Ibn Al-Khatib, l’autre sergent-major, qui t’a initié à l’idiome de Victor Hugo que tu citeras plus d’une fois en exergue. D’emblée, ton étonnement fleurit à travers les trois modes arabes, l’accompli, l’impératif et l’inaccompli et la gerbe de temps et formes verbales du français. Ainsi, l’amour bilingue s’épanouit.
Muni du certificat d’études primaires, qui était la source d’une immense joie familiale dans le Maroc de  la lune écarlate, tu rejoindras les bancs du lycée où tu apprendras trois langues et les mystères des mathématiques,  des odes des nomades du désert, des chants poètes amoureux et de l’apparat et  la lyrique des jardins d’Andalousie, les convulsions de l’histoire et les secrets de la géographie dont Henri Jouvin livrait, avec un  art magistral, des clés essentielles. Emerveillé par la fiction, tu fréquenteras, à livres ouverts, les rues de Paris de Gavroche, le grinçant Dr Knock, les sentiments étranges de Meursault, les tourments de Julien Sorel, ainsi que le conte philosophique de Candide dont tu retiendras  à jamais le précepte, « il faut cultiver notre jardin ». Jean-Pierre Millecam, ami de Camus,  qui illuminait par sa passion des belles lettres les salles de cours du lycée Mohammed V dont le directeur, Abdelkader Al-Mazini était emblématique des convictions de l’éducation citoyenne, n’était pas sans t’inciter à faire tienne cette sentence de Voltaire.
Bachelier, tu t’inscris à Rabat pour suivre les études d’une science réputée dure. Grâce à Michel Moret, elle s’avère d’un accès aisé dès que l’on devient familier avec sa rigueur. Dans des amphithéatres silencieux, tu t’inities aux jeux de probabilité que professait, dans un style clair comme une eau de roche, le professeur à la blouse blanche et aux craies de couleur, Pétrier.  Avec Aziz Belal, tu étudies les thèmes qui ont fait la grandeur de l’économie du développement, et suite aux cours magistraux d’Abdeljalil Agourram, tu appréhendes le rôle crucial que jouent les débats sur la problématique du plan et du marché dans la configuration de la pensée économique du XXème siècle.
Après avoir obtenu la licence, tu suis des études de 3ème cycle à l’Université de Grenoble où Christian Palloix conjugue passion et érudition pour tracer des grilles d’analyses des figures de l’économie mondiale, et Pierre Pennec insuffle le sens aigu de l’histoire. Sous la direction de Yann Dessau, tu entames une thèse sur «Hydraulique et structures sociales » au Maroc. De cet enseignant-chercheur visionnaire, qui explorait déjà dans les années 70, la question environnementale, tu hérites de précieuses méthodes d’investigation sans soupçonner qu’il était un fin connaisseur de l’économie du mainstraim enclin à y introduire son séduisant humour. N’est-t-il pas l’auteur d’une fonction d’ennui dans les colloques qui est croissante du nombre d’intervenants, de la longueur des séances, des aliments liquides et solides assimilés avant les conférences et décroissante de l’opportunité de somnoler, des occupations possibles sur comment lire un roman, parler aux voisins…Sous une pancarte portant la maxime « Le silence est la condition de l’étude » d’Ibnu Al Muqaffa, tu arpentes livres et revues d’économie sur l’agriculture, et quand l’ennui te saisit, tu feuillettes magazines et quotidiens parfois en quête de nouvelles du Maroc. Pour arroser ton cœur de nostalgie, tu sirotes des chansons attachantes du terroir. La musique te prend non comme une mer à l’exemple de Baudelaire, mais comme une terre dont le vœu de pluie est pleinement exaucé.
Tu quittes, après ton doctorat, la ville de Stendhal et tu t’installes dans le pays fatal pour y exercer l’activité d’enseignant. Rapidement tu empruntes les sentiers de l’histoire économique et sociale et t’engages dans des recherches sur l’hydraulique arabe. Tu deviens ainsi fidèle à de nouveaux maîtres et infidèle à ta maîtresse, la science économique. Loin des courbes en U et en J chères à Moret, tu t’attèles à la collecte patiente d’informations sur les techniques, le savoir,  les institutions et l’histoire de l’eau depuis les origines mésopotamiennes jusqu’au tournant du XIXème siècle, inauguré par la révolution industrielle européenne, en passant par les mutations agricoles arabes méridionales.
A l’aide d’une démarche génétique attentive aux filiations, tu scrutes l’essor et le déclin de la science et des techniques d’irrigation en mettant en avant la dynamique des espaces urbains et ruraux dans la région méditerranéenne.  «Agronomie de la Mésopotamie antique», «Ibnou Al Awwâm: le Livre de l’agriculture», «Les jardins historique de Marrakech» ou «Marrakech: un patrimoine en péril» comme «Les maîtres de l’eau» ou «Les jardins du Maroc, de l’Espagne et du Portugal», tous tes ouvrages sont animés par un double souci. D’une part, ils s’interrogent sur l’apport de l’hydraulique arabe au corpus scientifique et technique universel. Pareil questionnement ne saurait être dévalué au motif qu’il est très souvent assorti de considérations idéologiques. La controverse autour de «Aristote au Mont Michel» de Gauguin, Guoguenheim montre bien l’importance décisive de la confrontation des idées quant aux héritages philosophiques grecs, médiévaux et leurs enjeux contemporains. D’autre part, ils plaident à de nouveaux frais pour la sauvegarde de patrimoines qui subissent un effritement continu suite à l’arraisonnement marchand.
A parcourir ton œuvre, on pense, à coup sûr, aux thèses, ô combien pertinentes de «L’utilité de l’inutile» de Nuccio  Ordine : «L’utilité des savoirs inutiles s’oppose radicalement à l’utilité dominante qui, pour des intérêts purement économiques, est en train de tuer progressivement la mémoire du passé, les disciplines humanistes, les langues classiques, l’instruction, la libre recherche, la fantaisie , l’art, la pensée critique et les conditions même de la civilisation qui devraient être l’horizon de toute activité humaine. Dans le monde de l’utilitarisme, en effet, un marteau vaut davantage qu’une symphonie, un couteau davantage qu’un poème, une clef anglaise davantage qu’un tableau, car il est facile de comprendre l’efficacité d’un outil, mais il est plus difficile de comprendre à quoi peuvent servir la musique, la littérature ou l’art ». On ne peut que regretter que la mort n’ait pas de remords. En t’arrachant au plaisir de lire, elle t’a interdit de méditer cette vivante leçon sur les méfaits du culte de l’utilité qui aurait apporté de l’eau au moulin de tes idées.


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