Ce que l’affaire Assid révèle du Maroc actuel

Relents de fascisme


Par Rachid Ridouane*
Mercredi 8 Mai 2013

Ce que l’affaire Assid révèle du Maroc actuel
Le très vénérable Conseil des oulémas du Royaume (CSO) vient d’émettre ce mois-ci une fatwa digne des plus grands takfiristes. Rien de moins que la condamnation officielle à mort pour tout Marocain qui renierait la foi musulmane. La peine de mort qui fait débat et qui n’est plus mise à exécution depuis de nombreuses années, ressurgit curieusement chez le CSO comme châtiment religieux suprême.
Tout a commencé par une phrase lâchée par M. Assid lors d’une rencontre organisée par l’AMDH à Rabat le 19 avril 2013. Une petite bombe qui n’attend qu’une mèche pour s’enflammer. N’est-ce pas là d’ailleurs son objectif premier ? Toujours est-il, le coup n’a pas manqué. Branle-bas de combat à l’intérieur des universités, dans les rédactions et les médias, voire dans les mosquées. Les laïcs d’un côté et les musulmans, les vrais, de l’autre. Assid contre Al-Kettani. L’un assure qu’il n’a pas porté atteinte à l’islam et à son prophète, l’autre appelle à l’excommunication et au meurtre. Rien que ça ! Les Marocains sont divisés entre supporters de M. Assid, et réprobateurs, très certainement majoritaires.
L’affaire Assid, puisqu’il faut la nommer ainsi, est intéressante en ce qu’elle renseigne sur le clivage qui traverse la société marocaine au lendemain des révolutions des voisins libyens, tunisiens et égyptiens. Deux visions s’affrontent pour le Maroc de demain, et ce n’est que le début : une plutôt conservatrice et l’autre plus libérale. Cette dernière, étant essentiellement née en réaction à la première, est hétéroclite en plus d’être minoritaire. Elle n’a pour ainsi dire de point commun, sur le plan intellectuel, que le refus du modèle proposé par les conservateurs. Ahmed Assid en est devenu, par la force des choses, l’un des symboles. Le modèle conservateur, quoique dominant, n’est pas plus homogène ; il est traversé par des courants plus ou moins radicaux, amalgamant des musulmans libéraux qui voient dans l’expérience turque un modèle à suivre et des musulmans salafistes, inspirés notamment par la mouvance wahabite. Facebook et Youtube aidant, ce sont les éléments les plus radicaux qui ont pignon sur rue. M. Al-Fizazi, de par la qualité de son argumentaire et son franc-parler teinté d’humour, en est un des symboles, notamment depuis ses passages sur Al Jazeera et la révision récemment de certaines de ses positions d’avant son incarcération (arrêté en 2003 après les attentats de Casablanca, il a été gracié par le Roi en 2011).
Mais revenons un instant à la phrase prononcée par Assid. Parce que les mots ont un sens, au-delà parfois des intentions conscientes du locuteur, ceux prononcés par Assid, bien que maladroits à bien des égards, n’en sont pas moins pourvus de sens à qui veut les écouter de manière objective. Assid a dit la chose suivante, que je paraphrase ne souhaitant pas traduire ses propos, toute traduction étant fatalement trahison (Le passage vidéo, de piètre qualité au demeurant, est disponible sur Internet) : On ne peut pas enseigner aujourd’hui aux élèves marocains que l’islam s’est répandu de manière pacifique grâce à son appel au raisonnement et à la logique, ainsi qu’à la force de sa vérité, tout en enseignant aux mêmes élèves et dans le même manuel scolaire que le Prophète Mohammad a adressé une lettre aux dirigeants des pays voisins les appelant à l’islam et les menaçant de représailles s’ils n’y adhèrent pas. Fin de la paraphrase. La lettre en question, selon l’historiographie musulmane, a été adressée à Héraclius Ier, empereur byzantin de 610 à 641. D’autres lettres sous différentes formes ont été adressées à Khosro II, empereur perse ayant régné de 590 à 628, à Harith Al-Ghassani, gouverneur de Damas (Syrie actuelle), et à d’autres dirigeants arabes et non arabes de la région.
Assid, en qualifiant le message véhiculé par cette lettre de « terroriste », use d’une lecture parmi d’autres de ce document et plus particulièrement de la fameuse formule « Aslim taslam ». Ce faisant, il adopte – paradoxalement – la même lecture que celle que défendent Al-Fizazi et consorts. Ben Laden, entre autres, a usé de la même formule, dans cette acceptation, dans les lettres qu’il avait adressées à G. Bush et à d’autres dirigeants occidentaux. Cette lecture, faisant fi du contexte historique, voit dans « Aslim taslam » une menace et un appel à la guerre, alors que d’autres interprétations sont possibles. Un minimum d’actualisation et de raison (en d’autres termes d’Ijtihad – fermé malheureusement depuis trop longtemps) permettra de lire ou de relire « Aslim taslam » non pas comme un appel à la guerre – là et maintenant – mais plutôt comme un appel au salut dans l’au-delà, en toute conformité avec les paroles de Dieu : «Nous ne t'avons envoyé que comme porteur de bonne nouvelle et donneur d'alarme » (Sourate Al Isra, verset 105),  ou encore «Dis : Obéissez à Dieu, obéissez à l'Envoyé. Si vous vous dérobez, il ne lui incombera que sa propre charge, et à vous la vôtre. En revanche, si vous obéissez, vous serez bien guidés. Quant à l'Envoyé, seule lui incombe la communication explicite...» (Sourate An-Nour, verset 54), ou encore « Lance donc le Rappel : tu n'es là que celui qui rappelle, tu n'es pas pour eux celui qui régit » (Sourate Al-Ghashiya, versets 22-23). Ce n’est donc pas la lettre en tant que document historique authentifié qui ne doit pas être enseignée mais bel et bien une interprétation totalement belliqueuse et anachronique du message véhiculé par cette lettre. Il en va de même pour d’autres interprétations importées d’ailleurs, qui vont à l’encontre de l’islam tel qu’il est vécu et compris par la majorité des Marocains, un islam vecteur de paix et de fraternité. Et c’est parce que l’islam marocain, celui de nos parents, de nos grands-parents, est un islam de paix qui fait appel à la raison et non à l’agressivité que la campagne de haine doit cesser et laisser place au débat bi llati hiya ahsan.
Cibler un citoyen marocain, acteur de la société civile connu pour son engagement notamment en faveur de la question amazighe, en jouant sciemment avec la corde particulièrement sensible de la religion tout en agitant le chiffon rouge de l’assujettissement à l’Occident est particulièrement dangereux. Condamner  Assid mais se taire et pour certains approuver Al-Fizazi dans ses prêches extrémistes, haineux et totalement rétrogrades, portés au nom de l’Islam, de Dieu et de son Prophète, en dit long sur ce nouveau mal marocain. Un mal alimenté par les tenants d’un modèle figé qui ne voit le salut qu’en regardant dans le rétroviseur de l’histoire, et les tenants d’un contre-modèle qui voit dans l’Occident la solution miracle. Les uns et les autres illustrent à la perfection la schizophrénie qui s’empare des Marocains. Ils s’assimilent aux Arabes de l’Orient, ont les yeux rivés sur l’Occident, et ignorent l’essence de ce qui fait leur identité. Car l’affaire Assid est d’abord l’expression d’un mal identitaire. Une quasi-schizophrénie, conséquence d’un trop-plein d’histoire officielle, façonnée par des décennies d’un système éducatif désastreux, cantonnant le Maroc et les Marocains dans une dimension exclusive et particulièrement réduite, alors que le Maroc est un pays riche de sa diversité. Les Marocains ont plusieurs identités, mais ont du mal à les assumer. Ils sont noirs, blancs, bruns, amazighs, arabes, musulmans, juifs, chrétiens, pratiquants, non pratiquants, agnostiques, athées, hétérosexuels, homosexuels, etc. Comment penser ces différences et celles de la pure pensée ? Comment les gérer politiquement, judiciairement ? Quelle part doivent prendre des dimensions, pour la plupart héritées, comme la religion, la couleur de la peau, le sexe et la langue, dans la définition de la citoyenneté marocaine ? Qu’est-ce que Tamghrabit ? Parce que « L'identité ne se compartimente pas, elle ne se répartit ni par moitiés, ni par tiers, ni par plages cloisonnées » (Amin Maalouf), il est urgent aujourd’hui de débattre de ces questions dans un climat sain, loin de toute violence, intimidation ou anathème. Il en va de l’avenir des enfants marocains d’aujourd’hui et de demain.

*Chercheur au CNRS et enseignant  à la Sorbonne Nouvelle


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