Cannes couronne le cinéma social de Ken Loach


Mehdi Ouassat
Mardi 24 Mai 2016

La Palme d'or du Festival de Cannes a été décernée dimanche à Ken Loach pour "Moi, Daniel Blake", nouveau réquisitoire contre les injustices sociales du cinéaste britannique. Six fois primé à Cannes, où il avait reçu la Palme d'or en 2006 pour "Le Vent se lève", Ken Loach rejoint le club fermé des réalisateurs ayant reçu deux fois cette récompense, aux côtés des frères Dardenne, d'Emir Kusturica ou de Michael Haneke.
Fidèles à leur méthode, Ken Loach, qui a tourné plus d'une trentaine de films, et son scénariste Paul Laverty, se sont rendus sur le terrain, de l'Ecosse aux Midlands, pour recueillir des témoignages. Ceux de travailleurs précaires et de laissés-pour-compte qui doivent parfois choisir entre manger et se chauffer, dans un pays où les banques alimentaires et les soupes populaires sont de plus en plus fréquentées. C'est de cette matière vivante qu'a surgi leur personnage de Daniel Blake, menuisier de 59 ans, bon ouvrier mais contraint d'arrêter de travailler après une crise cardiaque. Situé à Newcastle en Angleterre, ville marquée par une longue tradition de lutte ouvrière, "Moi, Daniel Blake" suit le parcours kafkaïen de Dan entre convocations à l'agence pour l'emploi, questionnaire sans fin sur sa santé, musique d'attente stupide qu'il doit écouter sans cesse avant qu'on ne lui réponde. Sans oublier les ateliers de formation au CV, obligatoires sous peine de réduction de son allocation.
La descente aux enfers du héros de Loach connaît quelques rares moments de solidarité avec un jeune voisin noir et surtout une jeune mère célibataire et ses deux enfants, broyée elle aussi par le système et jouée avec beaucoup de justesse par une comédienne inconnue (Hayley Squires).
Mais la chute de Dan, magistralement interprété par un acteur de théâtre et de "stand-up", Dave Johns, est inéluctable. Pourtant, le "citoyen" Daniel Blake ne réclamait que ses droits "ni plus, ni moins" après une vie passée à travailler.
Ken Loach a profité des lumières braquées sur lui lors de la cérémonie pour dénoncer les "idées néolibérales". "Ce monde dans lequel nous vivons se trouve dans une situation dangereuse", a déclaré le réalisateur, 80 ans en juin, en recevant son prix, fustigeant "un projet d'austérité qui est conduit par des idées que nous appelons néolibérales, qui risquent de nous amener à la catastrophe". "Ces pratiques néolibérales ont entraîné dans la misère des millions de personnes", a-t-il accusé, disant "espérer" que se maintienne "un cinéma de protestation", dont il est l'un des représentants.
Le président du jury du Festival de Cannes, George Miller, a justifié le choix de Ken Loach pour la Palme d'or affirmant que "Moi, Daniel Blake" était un film "absolument excellent", balayant les premières critiques du palmarès. "C'est tout simplement que le film était absolument excellent. Les films résonnent dans votre âme, votre cœur, peu importe l'endroit où vous êtes", a déclaré l'Australien George Miller, lors de la conférence de presse suivant l'annonce du palmarès. "Lorsqu'il y a mille personnes qui participent au Festival et donnent leur avis il y aura toujours quelqu'un pour critiquer le palmarès, ça fait partie du jeu, du côté agréable du Festival", a souligné le réalisateur de la saga Mad Max.
"Il y a eu 21 films en compétition (...), il y avait beaucoup de possibilités mais il n'y avait que huit prix à remettre", a encore déclaré George Miller, interrogé sur l'absence du palmarès de l'un des favoris des médias, "Toni Erdmann", de l'Allemande Maren Ade. "Nous avons essayé de ne pas écouter les critiques autour du Festival sur ces films car  nous voulions nous décider par nous-mêmes, nous avons tous travaillé de cette façon. Nous avons travaillé avec rigueur et vigueur, plus longtemps que d'autres jurys", a-t-il poursuivi.
Le prix d'interprétation masculine du Festival de Cannes a été attribué à l'acteur iranien Shahab Hosseini pour le film "Le Client" et le prix d'interprétation féminine est allé à la Philippine Jaclyn Jose pour "Ma' Rosa".
"Je remercie Dieu", a déclaré l'Iranien de 42 ans qui a dédié son prix à son "peuple". Fidèle d'Asghar Farhadi, Shahab Hosseini avait déjà joué avec le réalisateur iranien dans "Une Séparation" et "A propos d'Elly". "Je sais que mon père, là où il est, au paradis, est en train de partager cette soirée avec moi. Paix à son âme, et que son âme soit joyeuse", a-t-il ajouté. "Ce prix, je le dois à mon peuple donc de tout mon coeur avec tout mon amour, c'est à lui que je le rends", a-t-il poursuivi.
La star philippine Jaclyn Jose a, quant à elle, reçu le prix d'interprétation féminine à Cannes pour son rôle dans "Ma' Rosa", de son compatriote Brillante Mendoza. Dans ce film, un cri contre la corruption, elle incarne une mère de famille modeste, forcée de réunir une importante somme d'argent pour éviter la prison, ainsi qu'à son mari.
"Je ne sais que dire, je suis si surprise... Merci, merci à Brillante Mendoza, c'est un réalisateur formidable, un vrai génie", a-t-elle déclaré, très émue, en recevant son prix. "Je voudrais saluer tous les Philippins", a-t-elle ajouté, sous les yeux de sa fille Andi Eigenman, qui joue son propre rôle dans le film et était présente dans la salle.
Les membres du jury ont justifié le choix de l'actrice philippine Jaclyn Jose pour le prix d'interprétation féminine, certains considérant que sa prestation  relevait plutôt d'un second rôle. "C'est un grand rôle, elle fait le film, elle m'a fendu le coeur", a déclaré l'Américain Donald Sutherland. "C'est une actrice merveilleuse. Le rôle qu'elle joue n'est pas un second rôle", a renchéri l'acteur danois Mads Mikkelsen.

Le palmarès

Palme d'or: "Moi, Daniel Blake" du Britannique Ken Loach
Grand Prix: "Juste la fin du monde" du Canadien Xavier Dolan
Prix de la mise en scène ex-aequo: le Roumain Cristian Mungiu pour "Baccalauréat" et le Français Olivier Assayas pour "Personal Shopper"
Prix du scénario: l'Iranien Asghar Farhadi pour "Le Client"
Prix du jury: "American Honey" de la Britannique Andrea Arnold
Prix d'interprétation féminine: Jaclyn Jose dans "Ma'Rosa" du Philippin Brillante Mendoza
Prix d'interprétation masculine: Shahab Hosseini dans "Le Client" de l'Iranien Asghar Farhadi
Camera d'or: "Divines" de la Française Houda Benyamina
Palme d'or du court métrage: "Timecode" de l'Espagnol Juanjo Gimenez

 

Un palmarès qui énerve la critique

Choqués et déçus. Quelques minutes après l'annonce du palmarès du 69ème Festival de Cannes, les qualificatifs ne manquaient pas, chez la plupart des critiques de cinéma, pour marquer leur déception. De premiers tweets de festivaliers et de critiques ont contesté les choix du jury. "Une belle compétition gâchée par un jury aveugle", ont écrit Les Cahiers du Cinéma sur Twitter, tandis que le critique de Positif Philippe Rouyer se disait "déçu par un palmarès qui a privilégié le social et l'humanisme au détriment des films plus flamboyants". Pire, le jury a même été hué en arrivant au Palais des Festivals, puis en entrant dans la salle de presse après la cérémonie. Ce jury présidé par le réalisateur George Miller a récompensé des films qui ne correspondaient globalement pas aux attentes de la presse, de la Palme d'or remis au « I, Daniel Blake » de Ken Loach au prix de la mise en scène ex aequo pour Olivier Assayas et Cristian Mungiu, en passant par le prix du scénario pour Asghar Farhadi ou encore le prix d'interprétation féminine pour Jaclyn Jose pour son rôle dans « Ma’ Rosa », dans une catégorie où la concurrence était très forte.
Mais le prix qui a le plus indigné une bonne partie du parterre journalistique, c’est bien le Grand prix du jury remis à Xavier Dolan pour son film « Juste la fin du monde », mal accueilli par de nombreux critiques, sans oublier l'agacement que le cinéaste inspire à certains.
Mais Cannes, n’est-ce pas toujours comme ça, ou presque? Ce n'est évidemment pas la première fois qu'un jury rend un palmarès qui ne correspond pas aux attentes critiques. Pas plus tard que l'année dernière, les présidents du jury Joel et Ethan Coen remettaient la Palme à « Dheepan » de Jacques Audiard, prenant de court les festivaliers. En 2012, le jury présidé par Nanni Moretti avait déçu de nombreux fans du cinéaste italien en primant Haneke, Garrone et Reygadas pendant que des chouchous de la critique, comme Leos Carax, Hong Sang-soo ou David Cronenberg, repartaient bredouilles.
Des divergences qui viennent rappeler que le palmarès cannois ne dépend que de l'avis de neuf personnes provenant souvent de professions et de cultures différentes: les membres du jury, à savoir, cette année, Kirsten Dunst, Vanessa Paradis, Donald Sutherland, Mads Mikkelsen, Arnaud Desplechin, Valeria Golino, Laszlo Nemes, Katayoun Shahabi et George Miller.


 

Après l’Ours d’argent à Berlin, la Palme du meilleur acteur à Cannes pour l’Iranien Shahab Hosseini

Consacré à plusieurs reprises dans son pays et récompensé par un Ours d'argent à Berlin, l'acteur iranien Shahab Hosseini, qui a reçu dimanche à Cannes le prix d'interprétation masculine pour "Le Client", est un fidèle d'Asghar Farhadi. Dans ce long-métrage, le comédien de 42 ans interprète avec l'actrice Taraneh Alidousti un couple d'acteurs qui se trouve confronté à des événements bouleversants alors qu'ils jouent "Mort d'un commis voyageur" d'Arthur Miller. "Je remercie Dieu", a déclaré Shahab Hosseini en recevant son prix à Cannes. "Je sais que mon père, là où il est, au paradis, est en train de partager cette soirée avec moi. Paix à son âme, et que son âme soit joyeuse". "Ce prix, je le dois à mon peuple donc de tout mon coeur avec tout mon amour, c'est à lui que je le rends", a-t-il ajouté.
Dans le film, son personnage, Emad, professeur et comédien, se trouve contraint de quitter avec sa femme son appartement à Téhéran en raison de travaux menaçant leur immeuble. Ils s'installent dans un nouvel appartement, sans savoir que l'ancienne locataire était une prostituée. Un jour, un ancien client fait irruption dans l'appartement et agresse la femme d'Emad. Celui-ci va alors se mettre en tête de la venger.
Ce film, dans lequel il interprète avec finesse les contradictions d'un homme plein d'empathie qui se trouve peu à peu gagné par le ressentiment et la violence, marque la troisième collaboration de Shahab Hosseini avec le réalisateur.
"Une séparation", son précédent film sous la direction d'Asghar Faradhi, lui avait valu l'Ours d'argent de la meilleure interprétation avec l'ensemble des acteurs du long-métrage au Festival de Berlin en 2011. "Une séparation", dans lequel il interprète un cordonnier au chômage au tempérament violent, avait reçu une pluie de récompenses dont l'Ours d'or à la Berlinale, l'Oscar et le Golden Globe du meilleur film en langue étrangère et le César du meilleur film étranger.
Né à Téhéran le 3 février 1974, Shahab Hosseini a abandonné ses études de psychologie dans le but d'émigrer au Canada. Mais le projet ayant avorté, il devient animateur à la radio, puis à la télévision dans des émissions pour enfants, et décroche des rôles dans des séries. "Cette femme ne parle pas" d'Ahmad Amini (2003) et "Une bougie au vent" de Pouran Derakhshandeh (2004) lancent sa carrière d'acteur en Iran. En 2008, grâce à "Mahya" d'Akbar Khajooyi, il est pour la première fois distingué au festival du film de Fajr, la plus importante cérémonie du cinéma iranien. L'année suivante, il y reçoit le Cymorgh de cristal du meilleur acteur pour "Superstar" de Tahmineh Milani. Il a également été récompensé dans son pays pour "A propos d'Elly", son premier film avec Asghar Farahdi (2010), qui lui a offert un début de reconnaissance internationale, puis pour "Une séparation". Marié et père de deux enfants, Shahab Hosseini a tourné dans une trentaine de films en Iran.

 


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