“Biculturels” de Hayat El Yamani : Deux cultures, une identité


Par Mustapha Jmahri (Ecrivain)
Lundi 4 Décembre 2017

Au mois d’octobre dernier, dans un bus de la ville de Rennes en France, je fus interpellé par une scène pour le moins insolite, sinon insolente. Parmi les passagers corrects et silencieux, trois jeunes garçons ricanaient à voix haute, et échangeaient des mots vulgaires en dialecte marocain. J’ai alors compris, à travers leur conversation bruyante, qu’ils étaient originaires du même pays que moi, à la nuance près qu’eux résidaient en France en permanence: ils étaient Franco-marocains ou Marocains immigrés. La scène m’a choqué, m’a secoué, car ces jeunes semblaient ne se soucier de rien, et ne respectaient personne. Comment se permettaient-ils de se comporter sans égard envers quiconque? D’autres, à leur place, auraient été heureux de se trouver en France, et de profiter des possibilités offertes dans ce pays en matière d’apprentissage, de savoir, d’enseignement, de travail et de comportement citoyen.
Le cas de ces jeunes n’est pas isolé en France, comme au Maroc, et dans d’autres contrées hélas. Il a un rapport direct avec la culture des individus et le milieu dont ils sont issus. La culture en général reste un enjeu primordial tant pour les personnes que pour les sociétés. Mais dans le cas de ces trois jeunes se pose la question primordiale: comment se construire, sans dégâts, entre deux cultures ?
C’est à une telle question que s’est attelée avec brio l’écrivaine franco-marocaine Hayat El Yamani, dans son livre Biculturels. Cet ouvrage, de 180 pages, vient à point nommé apporter un éclairage essentiel de la part d’une Franco-marocaine qui a grandi et vit en harmonie dans les deux cultures, et qui a su en tirer le meilleur pour son équilibre et son entourage. Je déplore d’ailleurs qu’un tel livre, très pertinent  pour bien comprendre un phénomène sociétal et éducatif grandissant, puisse passer inaperçu face à tant d’autres qui profitent d’une forte présence dans les médias, alors qu’ils apportent beaucoup moins d’idées nouvelles.
Hayat El Yamani est née au Maroc, dans un village près de Fès « dont la plupart des Marocains ne connaissent pas le nom » comme elle aime le dire. Titulaire d'un doctorat d'ingénieur en génie chimique obtenu à l’Ecole nationale supérieure des mines de Saint-Etienne, elle vit et travaille dans une multinationale en région parisienne. Ecrivaine, elle a aussi publié deux romans : Rêve d’envol (2009) et La Cruche cassée (2011) aux Editions Anne Carrière.
Dans son livre Biculturels qui nous intéresse ici, l’auteure pose une problématique d’actualité. Elle met en évidence les interrogations d'enfants et d'adolescents élevés au carrefour de deux cultures: pris entre des parents qui veulent leur inculquer celle de leurs ancêtres, et un système scolaire basé sur d'autres valeurs, ils sont contraints d'apprendre à gérer de multiples contradictions.
Le livre est agréable à lire, et on peut le faire d’une seule traite. Il ne s’agit pas d’un ouvrage de pure théorie, ou d’analyse compliquée, mais d’un travail construit à partir d’exemples concrets, de situations vécues, et de comparaisons extraites de la vie quotidienne, qui amène à réfléchir, d’autant qu’il est écrit d’une manière imagée et claire. 
L’auteure explique qu’il est né d’un débat organisé avec des adolescents et des jeunes de diverses origines : lors d’un Salon du livre à Paris, elle fut abordée par une documentaliste qui lui demanda si elle pouvait consacrer quelques heures de son temps pour rencontrer des élèves d’une classe de première dans un lycée professionnel. Le thème serait «L’identité», expliqua la documentaliste, de mère et de père bretons, consciente que, pour des élèves issus de cultures et d’univers différents, la construction de la personnalité n’était ni évidente, ni facile. 
Quelques semaines plus tard, la rencontre eut lieu dans ce lycée de la banlieue parisienne où cohabitent des élèves originaires de 67 nationalités différentes. Pendant trois heures, l’auteure parla de son expérience et de sa vie en concluant ainsi : ce n’est pas son milieu social qui l’a aidée à arriver là où elle en est, mais le travail, le respect des autres, et l’utilisation des deux cultures entre lesquelles elle s’était construite.
L’auteure résume l’essentiel du sujet en précisant, page 42, que « recevoir une éducation biculturelle, c’est un peu comme apprendre deux codes de la route équivalents pour l’essentiel – ne pas voler, ne pas mentir, aimer ses parents, être propre, poli, travailleur, fidèle, etc...- mais très différents pour les sens interdits. Dans l’un, on a le droit d’emprunter librement certaines rues, dans l’autre, non ».  L’auteure cite, par exemple, le conseil de son institutrice française de rajouter du rhum dans les gâteaux que faisait sa maman, chose inconcevable dans une famille musulmane et qui mena à un clash familial! 
L’essai regorge d’exemples de cette nature et de ces petites différences qui, parfois amusantes, souvent troublantes, et sans être insurmontables, sont difficiles à gérer pour un jeune enfant. L’auteure encourage la voie du compromis, du dialogue, et de l’esprit critique, l’important étant que l’accord reste acquis sur l’essentiel. Les détails ne doivent pas s’ériger en obstacles sauf chez ceux, des deux côtés, qui veulent en créer par étroitesse d’esprit. 
Il arrive que l’incompréhension génère des malentendus, sinon des drames. Ainsi, certains comportements occidentaux peuvent être jugés déloyaux selon la perception de l’autre culture. Ici, l’exemple de l’adolescente Lamia est éloquent à plus d’un titre. Cette  fille, âgée de quinze ans, aime un garçon, sans oser en parler à ses parents, Marocains musulmans, car cela reste du domaine privé ou du non-dit. L’adolescente, élève dans un établissement français, choisit d’exposer sa situation à la psychologue française du lycée, sollicitant son avis, et comptant sur sa  discrétion. Mais celle-ci aborda le sujet avec les parents, provoquant un tollé dans la famille de Lamia. Quand cette dernière expliqua à sa mère qu’elle avait voulu se confier à une personne tenue au secret professionnel, sa maman eut une réplique significative, qui résume les nuances existantes entre les deux cultures :  “Quel secret ? Ce sont les fous qui vont chez ces gens-là !”
En fait, elle discréditait en une seule phrase tous les métiers liés au soutien psychologique, et insinuait que les Français ne pouvaient que trahir les secrets !
Le livre ne s’arrête pas là. Tout au long des neuf parties qui le composent, il est riche en anecdotes, en réflexions, et propose une fine analyse imagée, fruit d’une longue expérience personnelle. Alors pour conclure : est-il possible de s’en sortir ? Question cruciale et pertinente. L’auteure propose une réponse intelligente quand elle dit : « J’ai le sentiment de m’en être moi-même sortie, mes amis et camarades aussi dans leur grande majorité, qu’ils aient choisi de vivre au Maroc – où ils sont catalogués comme francophones – ou bien en France – où ils  sont dits d’origine maghrébine ou marocaine – ou dans d’autres pays- où ils sont appréciés pour leur aisance avec l’Orient autant qu’avec l’Occident. Cela signifie qu’à terme la formule est gagnante. »
Hayat El Yamani, que les lecteurs ont déjà connue comme romancière de langue française renoue dans cet essai avec son sujet de prédilection : l’identité. Au-delà du consensuel, l’auteure cherche la réponse dans sa vie et dans le respect des deux cultures.





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