Argane : du souk aux multinationales


*Par Hassan FAOUZI
Lundi 18 Juillet 2011

Argane : du souk aux multinationales
L'arganeraie représente environ 70 % de la surface boisée du Sud-ouest marocain, couvre une superficie estimée à 828 300 ha (plus de 20 millions de pieds) et ferait vivre trois millions de personnes, dont 2,2 millions de ruraux qui sont très largement touchés par la pauvreté et restent extrêmement vulnérables face aux nouveaux enjeux économiques (mondialisation) et environnementaux (sécheresse). L'arganeraie abrite un système agro-sylvo-pastoral ancestral, en profonde mutation. Il s'agit d'une forêt multi-usages (huile, bois de chauffe, droits exclusifs d'accès aux ressources (Lybbert et al., 2002 ; Simenel, 2007).
La production globale d'huile d’argane est encore très mal connue. Il est difficile d'obtenir des chiffres fiables de production moyenne de fruits, par arbre ou par hectare, en raison surtout des fortes variabilités interannuelles liées aux conditions climatiques et des différents types de « terroirs » rencontrés. Les dernières années ont été marquées par une production de fruits quasiment nulle, en raison de la sécheresse sévère. Néanmoins, il s'agit pour tout le monde de gérer des périodes de rareté de la ressource qui sont de plus en plus fréquentes, ouvrant ainsi la porte à la spéculation (Romagny et Guyon, 2009).
On estime, malgré tout, la production d'huile d'argane à 4 000 tonnes par an en moyenne, soit 4 à 8 % de la production marocaine d'huile d'olive selon les années (Chaussod et al., 2005). Aux tarifs actuels de l’huile cosmétique sur les marchés internationaux, cela représente au moins un chiffre d’affaires total de 640 millions d’euros, à se partager entre différents acteurs : producteurs, intermédiaires, industriels et commerçants.
L'huile d'argane est actuellement l'huile alimentaire la plus chère au monde. Sous la forme de produits cosmétiques, brevetés aux États unis ou en Europe, son prix est encore plus élevé. L’engouement commercial pour cette huile remonte aux années 1990, lorsque des chercheurs ont confirmé ses nombreuses vertus. Depuis cette reconnaissance scientifique, l'huile d'argane voit sa demande fortement accroître sur divers marchés (Romagny et Guyon, 2009).
Les acteurs les plus vulnérables, détenteurs des droits exclusifs d’exploitation de l’arganier, mobilisés au sein d’associations, profitent-ils vraiment d’une meilleure répartition des bénéfices au sein de la filière ? La hausse du prix de l’huile a-t-elle contribué à freiner la dégradation de l’arganeraie et à réduire la pauvreté en milieu rural ?
Depuis plus d'une décennie, l'essor de nouveaux marchés rémunérateurs pour les produits de l'arganier s’apparente à une chance pour certains acteurs de la filière. Les ONG, les agences internationales et marocaines de développement, mais aussi les coopératives d'huile d'argane ont joué un rôle central dans la construction d'une filière, dont le double objectif est de bénéficier conjointement aux populations locales et à la forêt d'arganiers (Romagny et Guyon, 2009). L'histoire de l'argane «gagnant-gagnant» semble en effet séduisante, mais est-elle vraie ?
L’intérêt pour ce produit « de terroir », ayant valeur de patrimoine collectif et faisant l’objet d’un important commerce d’exportation, mais aussi la volonté de lutter contre les fraudes au sein de la filière, se traduisent par un processus de labellisation, tant sur le marché des huiles alimentaires que cosmétiques (Romagny et Guyon, 2009).
Ces dernières années, différents acteurs ont joué un rôle moteur dans le mouvement de certification de l'huile d'argane. La notion d'indication géographique (IG), qui implique des investissements importants dans la traçabilité des produits, s'avère être un outil pouvant aider à la préservation des savoir-faire locaux liés à l'argane.
Avec l'indication géographique protégée (IGP) «Argan», un premier pas est franchi, qui assure qu'au moins une étape de la production d'huile est effectuée dans l'arganeraie. Or, c’est déjà le cas pour les opérations de collecte des fruits et de concassage des noix. On est donc en droit de se demander ce que va réellement changer ce processus de labellisation pour les divers acteurs d’une filière soumise à de rapides changements, dont les conséquences à moyen et long termes ne semblent pas toutes aller dans le sens des règles du développement durable (Romagny et Guyon, 2009).
Ce constat est d’autant plus dommageable que les projets de développement et les bailleurs de fonds internationaux ont joué un rôle capital dans la constitution de cette filière. Ne serait-elle pas passée trop rapidement du stade de la commercialisation sur les marchés locaux (souks) à celui de la vente sur les marchés internationaux et très rémunérateurs des produits dits naturels, biologiques ou éthiques ? Dès son lancement, la filière s’est construite sur la base d'une contradiction entre la vision commerciale d'un produit et les savoirs locaux qui en sont à l'origine.
En axant leurs actions principalement sur la création de coopératives féminines de production (semi-mécanisée) et de commercialisation d'huile d'argane, développeurs et promoteurs renforcent l’idée simpliste que l’essor de la filière doit nécessairement s’appuyer sur une approche par le genre (Romagny et Guyon, 2009). Ils présentent l’huile comme un produit typique, fabriqué par les femmes détentrices d'un savoir-faire original, issu d'un arbre « sauvage » et endémique. Des coopératives où les paysannes berbères travaillent  dans des conditions déplorables, pour alimenter le marché international en huile d’argane. Ce faisant, ils passent sous silence tous les aspects domestiques liés à la production de l'huile et contribuent à désapproprier symboliquement les communautés rurales d'un écosystème qu'elles ont largement transformé et domestiqué (Simenel et al., 2009).
Alors que la population locale parait bien placée pour bénéficier de l'augmentation rapide du prix de l'huile depuis les années 2000, en particulier sur les marchés d'exportation (environ 160 € ou 200 US $ le litre d'huile cosmétique), l'exploitation des ressources de l'arganeraie ne se traduit pas nécessairement par une diminution de la pauvreté et un meilleur développement. Ce marché porteur est laissé aux mains des investisseurs, plus puissants financièrement que la majorité des ménages ruraux de l’arganeraie. Ce qui empêche l’amélioration de la part des bénéfices revenant aux populations locales, seuls ayants droit sur les arbres et détenteurs des savoirs locaux.
L’impact du développement de la filière de l’huile d’argane, tant sur les populations locales que sur la conservation de l'écosystème est quasi nul. Pour certains (Raimbeau, 2009), le bilan de la situation actuelle est sévère mais réaliste : «En dépouillant les familles rurales de leurs maigres ressources hydriques et forestières, ce modèle de développement a un lourd coût social et écologique ».
On est bien obligé de reconnaître qu’il existe un décalage croissant entre deux des grands objectifs que les développeurs s'étaient fixés : la valorisation commerciale du produit d'une part, et la conservation de l'arbre et de la biodiversité d'autre part. La filière de l’huile d’argane est relativement opaque, la qualité attendue des produits n’est pas toujours au rendez-vous, les « fausses coopératives » sont courantes et qu’enfin il existe un grand nombre d'intermédiaires.
L’arganeraie reste une forêt menacée malgré les dispositifs de protection mis en place. "A tous égards, l'arganeraie est bien le modèle d'une problématique de développement durable dans un milieu fragile" (Chaussod et al., 2005). En ce sens, le cas de l'huile d’argane est un très bon exemple des contradictions que peuvent soulever les multiples objectifs du développement durable.

*Docteur en géographie, environnement, aménagement de l’espace et paysages, Université Nancy 2, GEOFAO, Bureau d’études et
 d’ingénierie, Agadir


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