Anissa Bellefqih: La femme doit se libérer du carcan de l’éducation et de la mainmise de l’homme sur elle


Propos recueillis par Mohamed Alifi
Lundi 23 Mars 2015

Anissa Bellefqih: La femme doit  se libérer du carcan de l’éducation  et de la mainmise de l’homme sur elle
Anissa Bellefqih, native d’Oujda, est l’auteur d’un essai sur le roman policier «La lecture des Aventures d’Arsène Lupin : du jeu au “je”», (2010), et de trois romans : «Yasmina et le talisman», (1999), «Je ne verrai pas l’automne flamboyant…», (2003), et «Années volées», (2012). Son premier roman «Sihrou al Kalimat». a été traduit en 2001 par Fatem-Zahra Zriouel 
 

Libé : Pouvez-vous nous présenter vos œuvres ?
Anissa Bellefqih : Mon œuvre romanesque constitue une trilogie. Mes trois romans dévident sous nos yeux le destin d’une femme, Yasmina, qui fait l’apprentissage de la vie avec ses heurs et malheurs. 
Dans “Yasmina et le talisman”, elle lutte pour son indépendance et sa liberté, pour s’affirmer contre le machisme dans le milieu professionnel et privé et contre le sexisme dans le milieu politique. Elle cherche à se libérer du carcan de l’éducation et de la mainmise de l’homme sur elle.
Pourquoi une femme moderne et anti-conventionnelle doit-elle toujours penser ses projets, ses ambitions selon les désirs de son mari et appréhender les réactions de ce dernier ? Est-ce un cliché en passe d’être caduc ? Ou bien une réalité qui perdure ?
 “Je ne verrai pas l’automne flamboyant…” m’a permis de parler de la situation de la femme seule au Maroc. Yasmina est confrontée au douloureux travail de deuil pour revenir vers la vie. Un chemin de croix où les surprises et les trahisons ne manquent pas. Un leitmotiv ponctue le roman: si le bonheur est révolu, il reste un chapelet de bribes de bonheur à grappiller qu’on arrive à arracher à la vie. «La vie est pleine de possibles. Il suffit de retrouver la gourmandise qu’on avait pour elle afin d’apprécier la saveur de ce que nos mains nous donnent. Pas les autres!»
En contrepoint de la désespérance qui habite Yasmina dans ce roman, je présente une chronique de quelque quinze mois de sa vie. Nous retrouvons ainsi des allusions au 11 septembre 2001, à la paix impossible en Palestine et à la guerre fratricide qui y est menée, au mariage Royal, ainsi qu’à des événements choc comme l’élection de Miss Maroc, les festivals culturels qui font la gloire de notre pays, etc.  
Enfin, dans “Années volées”, Yasmina fait l’apprentissage de la vie en menant un combat sans merci contre une banque puissante. Le lecteur découvre une vraie chrysalide qui se transforme sous ses yeux. La Yasmina du début n’a, en effet, rien à voir avec celle qu’il quitte à la fin du roman. Entre les deux, il y a une quête initiatique pour découvrir une vérité masquée et donner un sens à sa vie qui la révèle à elle-même au grand dam de ses adversaires qui croyaient avoir affaire à une “simple femme”. Elle découvre la face hideuse qui se cache derrière la façade lisse et fardée qu’offrent les personnes qui axent leur vie sur le paraître et la course à l’argent. Cela ne laisse place à aucune humanité, ni empathie, et les valeurs fondamentales de la justice, de l’éthique et du respect dû à l’autre, sont ignorées. 

Un soin particulier est réservé à l’ouverture de vos romans. À ce propos, que pouvez-vous nous dire sur la présentation d’«Années volées » ?
J’ai commencé par planter le décor de l’action dès l’ouverture de ce roman pour faire ressortir le pouvoir et la puissance d’une banque et son omniprésence dans les méandres de la vie sociale et sociétale. D’emblée, on découvre Yasmina dans le monde du paraître où elle est appelée à évoluer et l’on comprend qu’elle n’en demeure pas moins une femme à part avec des convictions et des valeurs. Cette présentation initiale met en lumière la magnificence d’une soirée somptueuse autour d’une exposition organisée par une banque connue pour son mécénat et son intérêt pour l’art : «L’organisation était d’un raffinement extrême. Toute l’élite du Maroc était là. Je reconnus des représentants du pouvoir, de la finance, des intellectuels, des artistes, des cadres de la banque.» Un regard aiguisé peut déceler le mode de fonctionnement aussi bien de la banque que des personnages qu’il voit évoluer sous ses yeux sans se douter que dans cette atmosphère feutrée se jouait un drame qui allait concerner directement Yasmina. 

Avez-vous voulu sensibiliser le lecteur au fait que l’injustice subie par Yasmina est générée par une méconnaissance des lois et qu’un réajustement de certaines pratiques et coutumes est nécessaire? 
Effectivement, Yasmina ignore tout du droit et de la finance et l’injustice subie est le fruit de l’ignorance des lois couplée à celle des droits. Je mets toutefois en exergue que la source de ses maux vient aussi de la relation du couple à l’argent, la préparation de l’après-mort, étant un sujet tabou chez nous.
«Si seulement les hommes pouvaient être plus prévoyants et les femmes moins aveugles ou aveuglées par l’amour! Peut-on aimer et être imprévoyant quant au sort de ceux qui restent après nous?… Un vaste débat que les femmes doivent initier même si cela heurtera la sensibilité conservatrice de la majorité des hommes!»
Cette femme découvre le monde et les hommes à travers un violent combat qu’elle a dû mener dans l’arène de la finance contre une race de prédateurs qui (ab)usent du droit et le mettent à leur service dans une connivence sans faille ne laissant aucune chance aux non-initiés. Bien malgré elle, Yasmina entre dans une aire de jeux de dupes où les dés sont truqués, car ses adversaires sont assurés d’avoir entre les mains une proie facile, parce que ignorante du droit et des riches possibilités qu’il offre. 
Années volées fait ressortir les abus de certaines banques qui n’hésitent pas à faire fi des directives très strictes et justes de Bank Al-Maghrib. Il décrit un monde âpre, cruel, sans foi ni loi, qui n’a aucun scrupule à spolier des innocents qui méconnaissent leurs droits ou la réalité de leur situation. Il incite le lecteur à un vrai travail de réflexion qui englobe aussi bien les pratiques financières que certaines lois coutumières ou imposées sous couvert de religion, telles que l’héritage, le mariage selon le droit coutumier (engagement devant Dieu en présence de deux témoins). Autant de sujets qui mériteraient une réflexion sereine et consensuelle. 
Certes, on peut penser qu’il s’agit de mettre en garde le lecteur contre les excès ou les dangers à éviter et à l’amener à méditer sur des sujets épineux qui le concernent directement selon son vécu ou ses centres d’intérêt. Mais le message pourrait être ailleurs aussi. Ces excès et cette impunité affichée des banques, ne portent-ils pas, en germe, un risque ?... 

Le lecteur est frappé par la ténacité de Yasmina dans ses combats. Quel message est sous-jacent à cette lutte ?
Dans mon premier roman, cette ténacité est à replacer dans le contexte de la vie de Yasmina. Les femmes de sa génération n’ont eu comme seul objectif que leur volonté farouche de refuser de reproduire le modèle de vie de leur mère. Elles ont compris l’intérêt du syndrome de Shehrazade: imposer un changement par la seule magie des mots et l’espoir de voir se lever une aube nouvelle. 
Dans « Années volées », quand Yasmina se retrouve seule face à la banque, elle n’a d’autre choix que d’entrer en résistance contre l’injustice flagrante à laquelle elle se trouve confrontée. «Femme debout», elle refuse de se soumettre et n’a de cesse de découvrir la vérité que la banque essaie par de multiples ruses et subterfuges de camoufler. 
«Ils me narguaient, sûrs de leur puissance qui leur conférait pouvoir et impunité. Il n’y a pas pire souffrance que celle générée par l’injustice alliée à l’impuissance. On me répétait, à l’envi, que «le Maroc est ainsi» et qu’il fallait accepter cet état de fait. Je ne pouvais me résoudre à cela et préférais me raccrocher à l’espoir né quelques années auparavant et au changement qu’on nous avait promis. De hautes directives laissaient espérer une justice plus respectueuse des textes de loi et de la dignité des citoyens.»
Pour optimiser les chances de cette femme à mener à bien son combat, je lui ai donné les moyens pour réussir sa défense: investigations ardues à travers plusieurs villes du Maroc, initiation au droit, multiples consultations d’experts et d’hommes de loi. Face à un blocage total dû à la malveillance tenace de ses adversaires, elle pensa même recourir à une solution extrême: 
«Je me pris à rêver que la solution serait d’interpeller directement le Roi. Lui seul pouvait être capable de faire rentrer tout le monde dans les rangs. Je me voyais déjà lui écrire une supplique avec comme titre “Wa Mohammadah!” par référence au cri jeté par une femme qui avait ainsi supplié le calife Al Moâtassim de lui rendre justice.» 
Sa combativité finit par porter ses fruits, car elle réussit à «faire lever une injustice notoire par un homme réputé être un Juste qui luttait contre les méfaits de la corruption et de la concussion dans notre pays.» 
En contrepoint d’une volonté farouche qui se manifeste dans sa recherche de la vérité, Yasmina a un talisman qui la protège et la blinde, à savoir la foi. À chaque fois que la justice des hommes se montre récalcitrante à trancher ou que Yasmina se retrouve à terre par la malveillance de ceux qui la combattent, elle s’en remet à la Justice immanente de Celui qui tient aussi bien les plateaux de la balance que le glaive surtout. Cette conviction désacralise les adversaires, aussi puissants soient-ils, et l’aide à se relever et à avancer. C’est la clé qui explique la ténacité de cette femme.

Vous donnez à voir le destin d’une femme qui interpelle par sa force et les messages qu’il véhicule. Que pouvez-vous ajouter sur la femme marocaine et son devenir ?
Le changement majeur qu’on remarque chez la femme marocaine n’est pas une nouveauté. Chez nous, la femme a toujours été une battante dans l’âme, mais muselée et entravée par des idées d’un autre âge qui la mettaient à la merci des hommes et de leurs lois. Aujourd’hui, grâce à l’autonomie financière et à sa foi en une égalité des chances, la femme est consciente que tous les combats sont possibles pour peu qu’elle se donne les moyens efficaces pour se défendre et se protéger. On lit en clôture de Années volées: 
«J’émis le vœu que cet âpre combat que j’avais mené serve la cause des femmes. Ce serait jubilatoire de continuer dans cette voie de la dénonciation d’abus qui touchent cruellement femmes et enfants, en intégrant (ou créant) une ronde pour un monde meilleur et le moment venu, passer le relais pour qu’une espérance prenne vie à partir d’un cri ou d’une banderole: “Plus jamais ça!”»
Le combat des femmes est en train de s’organiser. Résistance est le maître mot qui doit être le credo majeur afin que les hommes ne pensent plus à voler impunément des années précieuses qui pourraient être utilisées autrement dans l’intérêt des personnes et de notre pays. 
Il reste que le vrai problème soulevé dans ce dernier roman n’est pas que Yasmina ait gagné sa bataille. 
Que nous dit-on dans le roman? Yasmina dont la vie a toujours tourné autour des mots a dû se reconvertir dans les chiffres et le droit. Le combat titanesque qu’elle a mené a nécessité cinq ans d’une lutte inégale et sans merci. Il lui a fallu des investigations poussées et ruineuses pour découvrir la vérité. Une vérité qui aurait été enterrée par le bon-vouloir des puissants si elle n’avait pas trouvé des hommes de bonne volonté qui l’ont aidée à aller au bout de son rêve en détruisant l’échafaudage et les chausse-trappes machiavéliques de ses adversaires. 
Quelle leçon retenir de cette vie qui est déployée sous nos yeux? Force est de reconnaître qu’on gagne si l’on a du temps, des moyens et des relations puissantes. Est-ce une utopie que de vouloir “gagner” enfin le droit d’être une femme reconnue dans sa dignité d’être à part entière et confiante dans le changement?. 

Anissa Bellefqih: La femme doit  se libérer du carcan de l’éducation  et de la mainmise de l’homme sur elle


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1.Posté par Mohand Raschid SEKARNA le 23/03/2015 15:04
Très belle interview. En commentaire, même si cela ne rejoint pas les sujets abordés dans le contenu de ses ouvrages mais rejoint, certes cette belle expression énoncée par Mme Anissa Bellefqih:
" LA FEMME DOIT SE LIBERER DU CARCAN DE L’EDUCATION ET DE LA MAINMISE DE L’HOMME SUR ELLE",
je reproduis un extrait de mon article consacré à la "seule journée" dédiée à la femme, comme si le restant de l'année pouvait appartenir à l'homme.

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...L’égoïsme, la fierté de soi, l’arrogance dont s’est toujours entouré l’homme ont fait de la femme un être de catégorie inférieure alors que nous hommes, lui devons tout et quoi que l’on puisse faire, nous lui seront éternellement redevables. La femme en tant que partenaire à part entière de l’homme n’est malheureusement pas bien représentée à tous les niveaux de nos institutions et de notre société et souvent c’est l’homme qui dispose des entraves sur le parcourt de la bienséance pour l’empêcher de se prendre en charge à défaut de recevoir le soutien de son congénère. Après l’esclavage auquel il a été « mis fin » durant les siècles derniers, nous avons vécu la période de « l’exploitation de l’homme par l’homme », une autre forme d’esclavage.
En ces temps « modernes », où chacun de nous « humains » (hommes et femmes) devrions penser à nous entre-aider, voila qu’une partie de l’humanité (hommes) se rend coupable d’une ignominie qui ne peut provenir que de l’âge de pierre et nous assistons à la recrudescence d’un fléau qui est celui de la stigmatisation de la femme. A l’heure où les sociétés du monde entier (mondialisation oblige) expriment les besoins pressants de toutes leurs potentialités humaines pour relancer tous les secteurs en matière de développement économique et social pour d’accéder à un hypothétique bien-être tant attendu, la femme continue d’être méprisée, marginalisée et fait encore en ce 21ème siècle l’objet de considérations désobligeantes...
...ils seront beaucoup à vanter les mérites de la femme, à lui faire des vœux, à lui souhaiter une bonne fête, certains simplement du bout des lèvres, d’autres pour ne pas se faire remarquer, d’autres par contrainte… Il y en aura beaucoup qui le feront pour ne pas être en reste de la société qui a pris conscience de l’importance de la place que devrait occuper la femme dans notre société.
Mais l’espoir n’est pas perdu, la « machine » féminine est en marche pour reconquérir d’elle-même les droits auxquels elle peut se prévaloir et que l’homme lui a toujours confisqué.
Il existe fort heureusement des hommes qui combattent aux côtés des femmes, ceux qui apprécient les efforts et les résultats obtenus grâce à la participation des compétences féminines à l’essor du développement économique et social que nous connaissons aujourd’hui.
Se priver de la participation de la femme à la construction de notre monde moderne équivaudrait à nous priver de 50 % des potentialités effectives de l’humanité. Hommes, où que vous soyez, la journée du 08 Mars ne doit plus être considérée comme une fête mais un jalon qui nous interpelle à une prise de conscience dans le cadre de la lutte que mènent sans relâche nos sœurs, nos mères, nos amies… depuis des décennies pour la re-conquête de leurs droits usurpés et exprimer leurs droits d’être les égales des hommes et bâtir main dans la main, la société qui devrait nous accueillir tous sans aucune forme de discrimination, de distinction de sexe, d’idées ou d’opinions.
Pour conclure, je rends personnellement grâce à la femme qui, par son courage, sa persévérance, sa formidable volonté d’agir et sa soif « d’émancipation » a démontré maintes fois aux hommes en et diverses circonstances qu’elle est en mesure d’égaler l’homme sinon, de le dépasser.
Je ne vous dis pas bonne fête car ceci s’apparente plus à la commémoration d’un combat qui a pris son départ un certain 08 Mars 1857 (?), mais je vous présente tous mes vœux de courage, de persévérance et de bonne volonté de vous défaire du « carcan » de l’homme. Plus les esprits obtus demeureront figés dans cette espace restreint qui est le leur, plus le chemin de la victoire sera encore long et difficile. En changeant nos comportements, les choses changeront d’elles-mêmes. Suffit d’y mettre un peu de volonté, le monde s’en porterait mieux.

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