Ahmed Bouanani Le cinéaste de la mémoire


Par Ahmed Fertat
Lundi 19 Décembre 2016

Sa fille Touda l’a qualifié d’«illustre inconnu», en ouverture du film «Fragments de mémoire» qu’elle lui a consacré.  J’ai pu me rendre compte à quel point il l’était, à l’occasion d’une soirée qui a lui été dédiée, en hommage,  par le Festival du documentaire arabo-africain tenu en novembre 2016 à Zagora. J’avais  ouvert une courte discussion avec des jeunes  et pu me rendre compte de l’énorme béance qui perdure dans la mémoire culturelle et cinématographique marocaine. Le nom d’Ahmed Bouanani n’évoquait rien pour ce groupe de jeunes qui pourtant manifestaient un grand engouement pour le cinéma en particulier et la culture en général.
J’ai eu la plus grande difficulté à présenter, aussi brièvement que le requerrait la circonstance,  le personnage, son itinéraire et  l’importance de son œuvre. On est forcément frustré et insatisfait  quand on entreprend d’en donner une idée ou un résumé qui ne peuvent être que réducteurs et incomplets. Car si Ahmed Bouanani  est l’un des pionniers du cinéma marocain, il est aussi l’un des écrivains et des poètes les plus talentueux de la première génération d’artistes et d’intellectuels du Maroc post indépendant.
Au lendemain de l’indépendance, en 1963, il est, à  25 ans, parmi les premiers marocains qui reçoivent une formation au cinéma à l’IDHEC, en France où il se spécialise dans le montage.  De retour au Maroc,  il fera d’abord partie de l’équipe de l’Institut des arts traditionnels et de théâtre, ce qui lui permettra de parcourir le Maroc et d’explorer les manifestations de la culture  populaire, passion qui ne le quittera plus. Il intègre ensuite le Centre cinématographique marocain où il participe activement à  la naissance de la nouvelle cinématographie nationale.  
Dès son retour au pays, Bouanani  s’est  retrouvé, à l’instar d’une partie  la jeunesse éduquée de l’époque,  dans les options idéologiques du mouvement culturel progressiste, animé par l’avant-garde de l’époque, autour de la revue Souffles.   Surtout en ce qui concerne  la valorisation du patrimoine populaire et sa libération de  la sclérose passéiste et coloniale et l’édification d’une conscience nationale moderne par le biais de la culture et de l’art. 
Mais il n’adhère pas pour autant à quelque courant ou chapelle  aussi bien politiques qu’artistiques. Cet artiste fin et racé, à la sensibilité à fleur de peau et à la pensée à la fois  libre, profonde et foisonnante, est rebelle à tout dogmatisme, qui le retiendrait dans des sentiers battus, un cadre d’activité ou un genre d’expression particulier. Et de même, il est allergique à tout tapage ou publicité autour de sa personne ou de ses réalisations. L’homme n’obéit qu’à une seule discipline, celle de son art. Très peu d’artistes ont  fait preuve d’autant d’application et de persévérance studieuse et ordonnée dans l’exécution de leur travail que Bouanani. Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à voir ses dessins, sa poésie, ses récits, ses scénarios, ses films…Même son écriture,  aux déliés énergiques et réguliers, dénote ce sacerdoce de perfectionniste dans lequel il vivait, et pour lequel il préférait la solitude  aux vanités des apparences sociales fastidieuses.
Le repli  de  Bouanani sur son univers, au détriment de mises au jour régulières  de sa  production, ainsi que l’incendie de son domicile en 2006 nous ont privés de documents sans doute précieux. Toutefois, ce qu’il nous a légué témoigne de la diversité de ses travaux et de ses projets et fait de lui un acteur incomparable et incontournable de l’histoire intellectuelle de notre pays et dont l’influence et l’héritage demeurent plus vivants que jamais.
La valeur des créations artistiques de Bouanani tire sa force d’une vision esthétique cohérente qui se décline dans ses œuvres aussi bien plastiques, poétiques, narratives que cinématographiques et dont les composantes fortes sont la quête et la reconstruction de la mémoire et l’expression par l’image, générées aussi bien par le mot, le dessin ou la caméra. Mais aussi d’une exigence sans faille quant à la  concordance de cette vision avec  sa pensée, son action et  sa vie. Ses articles et interventions sur les sujets  les plus cruciaux  et dans les tribunes les plus diverses sont mémorables et toujours d’actualité. 
Il serait présomptueux de vouloir rendre compte, en un article, de l’œuvre  scripturale  de Bouanani. Ses deux recueils de poésie Les persiennes et Photogrammes  n’en finissent pas de nous interpeller et comptent, sans conteste, parmi les plus beaux et les  plus fascinants des textes de  langue française. Son unique roman publié en 1990 L’hôpital, sous titré "Récit en noir et blanc", est une œuvre majeure de la littérature maghrébine, qui « frappe par sa grande liberté de ton - sur le plan religieux et politique notamment - et par la beauté de son écriture ». Tout en   « témoignant   avec force de la société marocaine d'une époque, elle renvoie aux questions universelles ayant trait à la condition humaine ». 
C’est la production cinématographique  qui nous intéresse le plus dans cet article. En tant que fonctionnaire au CCM, Bouanani a été très tôt confronté aux contraintes administratives. Les jeunes cinéastes de l’époque devaient exécuter les commandes institutionnelles et servir les desseins d’un Etat en construction. Ceux d’entre eux qui étaient  les plus en phase avec l’avant-garde intellectuelle progressiste,   avaient conscience de l’importance de leur mission de bâtisseurs d’une ère nouvelle et d’un cinéma novateur et « engagé» et s’évertuaient à la fois, à répondre à la demande officielle et à faire œuvre de création originale.
Mais c’était une tâche difficile, car l’administration, où qu’elle soit, est toujours sourcilleuse et accepte difficilement les velléités de liberté, souvent pour elle synonyme de subordination. Elle n’a pas tardé à vouloir domestiquer les énergies et les canaliser. Bouanani fut tout naturellement classé comme élément perturbateur car son tempérament et sa lucidité ont vite fait de lui un objecteur de conscience aux critiques, quoique constructives, acerbes. Néanmoins, il a travaillé conscienscieusement avec le groupe, réalisé ou monté  une vingtaine de films de commande  montrant et vantant les réalisation des différents départements et ministères, à côté des actualités marocaines, images  que les caravanes cinématographiques projetaient jusqu’aux fins fonds du Royaume pour instruire et informer les habitants des campagnes.
Cependant, il réussit à contourner l’hostilité, et même au début, l’interdiction,  qu’il rencontrait de la part de l’administration avec la complicité de ses pairs, qui cosignaient les films dont il était le principal artisan, et toujours  le monteur,  et réaliser des œuvres personnelles qui demeurent parmi les plus audacieuses  et les plus originales de cette époque héroïque. Dès 1966, il réalisa, avec Mohmed Tazi, Tarfaya ou la marche d’un poète, première œuvre dans laquelle il donna la pleine mesure de son talent et qui porte déjà son cachet de cinéaste-poète. Le texte n’est plus  un adjuvant sonore, servant à expliquer ou meubler, mais un élément artistique articulé à l’ensemble et constitutif de son harmonie. Le dépassement des frontières entre le documentaire et la fiction, entre l’onirique, le réel et le fantastique par la métaphore trace les  jalons  d’un style qui ira en s’affirmant.  
En 1968, il signe avec Abdelmajid Rechiche Six et Douze, une œuvre semi-expérimentale qui frappera par sa modernité due en grande parie à un montage saccadé et un traitement contrasté de la lumière, adaptés au propos, celui  de montrer le réveil d’une grande métropole comme Casablanca, au rythme trépidant de la vie ses habitants. 
C’est à cette époque, en 1969,  qu’il réalisa, avec la pellicule fournie pour les actualités et donc classé comme en faisant partie, un petit bijou qu’il appela Petite histoire en marge du cinématographe,  docufiction sur l’enfant prodige et pionnier du cinéma marocain Mohamed Osfour auquel il vouera toute sa vie un véritable culte. Mémoire 14, en 1971 constitua un véritable événement. A l’aide d’images d’archives coloniales et d’actualités marocaines - ou du moins celles autorisées par la censure - Bouanani reconstruit  l’histoire de son pays en poursuivant l’entreprise qui lui importait le plus, l’exploration et la reconstruction   de la  mémoire populaire, avec le déploiement d’un texte merveilleux, servi par la non moins merveilleuse voix d’un autre maître de la langue française et autre chantre de la culture populaire, Ahmed Sefrioui. Le film reçut le Tanit d’argent à Carthage, et de mémoire d’animateur de ciné-club, peu de films  suscitèrent autant d’intérêt et de discussions parmi les cinéphiles.
Les quatre sources, son quatrième court métrage  « personnel », de 1978 confirme cette recherche quasi obsessionnelle dans la mémoire et le patrimoine. Le film, une ode à la poésie populaire,  fait revivre un conte du patrimoine délivrant un message d’amour et de sagesse. C’est dans la  littérature orale, avait-il dit, que je vois  « l'expression la plus riche et la plus profonde du peuple marocain».
Ce n’est qu’en 1982, et avec les moyens du bord, c’est-à-dire très peu, que fut terminé le tournage du seul, mais magistral long métrage, intitulé d’abord « Des dollars pour Mohamed », puis « Pas de dollars pour Mohamed » et enfin Le Mirage,  titre symbolique  d’une longue et douloureuse gestation. Film-testament intense et complexe, mais dans la droite ligne des préoccupations du cinéaste encore et toujours à la recherche de sa mémoire, en somme celle du peuple  et de ce qui fait son identité, les mythes, les légendes  et  l’histoire, avec ses heurs et malheurs,  aussi profonds que contemporains, qui l’ont construite. Le film a répondu sans doute à une attente, ou un désir de se reconnaître, de reconnaître l’image de soi  chez les Marocains, puisqu’au premier Festival national du  film, il récolta quatre prix, ceux du meilleur dialogue, du meilleur décor pour son épouse Naïma Saoudi, de la meilleure interprétation masculine pour Mohamed El Habachi et celui de la presse.
Ahmed Bouanani fut aussi un grand scénariste, notamment sur les films  de Daoud Oulad Syad, un critique documenté et averti et un historien du cinéma. A ce propos, sa fille Touda qui accomplit un énorme travail de réhabilitation, œuvre à la publication de La septième porte, une histoire du cinéma marocain ainsi nommée en hommage au film réalisé au Maroc par  André Zwobada en 1947.
Tous les obstacles et les blocages  qu’il a rencontrés à cause de son exigence et  de son intégrité n’ont pas empêché Ahmed Bouanani de montrer l’immensité de ses  talents, que l’on redécouvre heureusement. On comprend sa grande  admiration et surtout sa tendresse pour Mohamed Osfour, une sorte d’alter ego à propos duquel il avait écrit, en 2000, à la lecture de l’ouvrage de l’auteur de ces lignes  «Une passion nommée cinéma», un commentaire comportant ces mots : «Je l’ai lu comme on lit un véritable  thriller. Car la vie de Mohamed Osfour le fut dans son  combat désespéré  et dans sa ténacité à toute épreuve…Je loue fortement le travail de Fertat, car dans son genre, il mène un combat tout aussi épique, celui consistant à lutter contre l’oubli, contre la mémoire exsangue».
 


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