Administration marocaine : Une histoire de rameurs


Par Mustapha Jmahri *
Samedi 3 Décembre 2016

Un vétéran retraité de l’administration m’avait raconté cette anecdote, alors qu’il était encore en service: Un jour, ils eurent la visite du caïd de la région, les agents du centre agricole se sont présentés à lui à tour de rôle. Le premier dit : «Je suis le chef de centre». Le deuxième : «Je suis le chef de secteur». Le troisième : «Je suis le chef de zone». Avant que le quatrième n’ouvre la bouche, le caïd dit à tout le monde : «Est-ce qu’il y a quelqu’un qui ne soit pas chef pour simplement lui dire deux mots?».
 Ceci nous renvoie à une toute autre anecdote : il y eut dans un port une course d’aviron entre deux équipes, l’une marocaine et l’autre japonaise. L’équipe japonaise a remporté la course car tous ses membres ramaient et un seul faisait le barreur alors que, dans l‘équipe marocaine, un seul ramait et tous les autres étaient barreurs. L’administration marocaine est à cette image: nous manquons de rameurs.
N’est-il pas arrivé à chacun de nous, en visitant une administration à 8h30, de ne trouver personne ? Ainsi vous vous habituez, avec le temps, à retarder votre visite jusqu’à 9h30, afin de laisser le temps au fonctionnaire de boire son café, de « chauffer sa chaise » et de plaisanter avec sa collègue. Une fois arrivé, vous n’êtes pas au bout de vos peines car le fonctionnaire peut répondre à votre demande de renseignement « Je ne sais pas, ce n’est pas moi qui m’en occupe». Vous vous prenez la tête entre les mains et vous vous demandez comment un individu de ce genre, qui a passé une vingtaine d’années à percevoir un salaire non mérité, ne connaît pas encore les attributions de son service. Si un tel individu exerçait dans une administration européenne, il aurait été congédié dès sa première année de stage. Enfin, vous vous sentez seul, vous êtes en colère mais vous ne pouvez rien faire. Si donc tous les gouvernements successifs n’ont pas pu régler ce problème de laisser-aller, qui paraît pourtant simple, je ne comprends pas comment une réforme d’envergure pourrait réussir un jour.
A ce propos, je voudrais dire rapidement mon point de vue en ma qualité de chercheur d’une part et d’administrateur-principal à la retraite, d’autre part. Ayant servi dans le secteur public pendant plus de trente ans et ayant été formé dans deux grandes écoles de gestion et de communication, je ne crois pas que l’administration marocaine puisse facilement être réformée. Cela est impossible à moyen et à court termes. Si la reforme a été difficile auparavant alors que les problèmes étaient plus simples à résoudre, je ne vois pas comment elle serait facile aujourd’hui alors que les choses se sont plutôt compliquées.
Pour qu’une réforme réussisse, elle doit toucher les mentalités et les structures. La plupart des structures ont connu depuis trois décennies une pléthore injustifiée de services cloisonnés. Il est incompréhensible de constater dans une administration qu’une petite activité a été à ce point diluée dans un labyrinthe de bureaux, services, départements, divisions, sous-directions et directions.  Autant dire le cauchemar kafkaïen ! Cependant, il faut avouer que cette pléthore est source de profits sous forme d’indemnités servies aux chefs de bureaux, chefs de services, chefs de divisions,  directeurs et directeurs généraux.  Dans ce cas, on ne cherche plus l’efficacité ni l’efficience administrative mais la sinécure bureaucratique. C’est ce que nous disait notre professeur Si Cherkaoui, au début des années 1980, en disséquant certains organigrammes ministériels.
Au niveau des ressources humaines, on a affaire, dans beaucoup de cas, à des fonctionnaires fantômes, semi-fantômes, cadres incapables d’encadrer, absentéistes impénitents, maladifs chroniques et autres bras-cassés considérés comme des hôtes rétribués. Ne parlons pas de ceux qui, sans avoir les aptitudes nécessaires, se sont accaparé postes de responsabilités, villas de fonction, véhicules et indemnités.
L’administration bureaucratique se défend contre toute réforme qui lui couperait les vivres. « Mettre l’homme qu’il faut à la place qu’il faut » reste, depuis belle lurette, un slogan vide.
L’administration préfère « mettre l’homme qu’elle veut à la place qu’elle veut ». Les syndicats peuvent toujours exiger une sélection entre les prétendants, mais c’est la bureaucratie qui va le faire, autant dire « Haj Moussa c’est Moussa Haj » qui est la version marocaine de « bonnet blanc et blanc bonnet». De plus, cette administration répugne à ce que j’appelle «les fonctionnaires intellectuels» c'est-à-dire ceux qui veulent donner un sens au travail administratif. Généralement, les responsables vous disent «Khali fhamtek andek», ce qui veut dire littéralement «laisse ton savoir chez toi ». Sur le plan individuel, ce savoir peut devenir même un handicap pour la carrière de l’intéressé engendrant antipathie, jalousie et même haine de la part de certains responsables hiérarchiques. Des écrivains comme Michel Butor l’ont compris il y a longtemps.
Dans un entretien accordé au magazine Lire (Juin 2016), partant de sa propre expérience, cet écrivain précisait que l’administration, en général, n’aimait pas les intellectuels ou tout au moins les écrivains. D’autant plus que l’acte d’écriture a toujours été, comme il le dit, « une forme de résistance et un effort de transformation des choses ».
Dans mon autobiographie intitulée « A l’ombre d’El Jadida » publiée en fin 2012 chez L’Harmattan à Paris et dont la parution a coïncidé avec la date de ma mise à la retraite, j’ai consacré un chapitre pour parler de mon expérience administrative et j’ai montré que c’est grâce à la culture que j’ai pu préserver ma dignité, ma conscience professionnelle et dois-je dire mon équilibre même. J’ai laissé à mes antagonistes, comme le dit l’adage arabe « al-Jamal wa ma hamal » c’est-à-dire, le chameau et ce qu’il transporte. Et si j’avais un conseil à donner à un fonctionnaire débutant, ce serait de travailler pour son pays et de s’élever au-dessus des petits complots, des mesquineries bureaucratiques et des coups bas. Il faut voir plus loin, voir l’horizon.

 * (écrivain)
jmahrim@yahoo.fr


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