A quoi sert la littérature ?


Par Mouad Adham
Vendredi 23 Septembre 2016

Une question bien importante à une époque où les technologies prennent le dessus, et toutes les activités humaines semblent fonctionner par les sciences dites « dures ». La place qu’occupe la littérature dans la vie quotidienne des gens était souvent mise en cause et la réponse était souvent : elle sert à rien. Mais est-ce bien vrai ?
Payer une facture ne sera jamais par la citation d’un poème ou par la narration d’un récit fantastique, alors que des notions mécaniques servent à se débrouiller en cas de panne sur une autoroute. Même le poète et le romancier qui font de l’écriture un métier doivent passer par les cribles de l’édition et de la commercialisation avant de payer quoi que ce soit. Notre question ne concerne pas évidemment les hommes de lettres, elle essaye de sonder le rôle la littérature pour les hommes et les femmes au sein d’une communauté devant l’exercice de leurs fonctions sociales, économiques, politiques et familiales.
C’est quoi d’abord la littéraire ?  Sans se perdre dans les définitions des grands critiques et exégètes littéraires, nous allons opter pour la simplification. Un recueil poétique, un roman, un conte, une nouvelle ou une pièce de théâtre sont des textes, mais ce qui leur donne la dimension littéraire, c’est-à-dire leur « littérarité » comme l’appelle Jakobson, est le fait de posséder une dimension ou une fonction poétique.  Pour faire plus simple, nous allons dégager la littérarité d’une phrase prononcée par un homme lors d’une conversation avec son ami : « Ma fleur me donne l’envie de vivre ». Dans cet énoncé, le mot « fleur » se réfère à un élément de la flore connu par le commun des mortels, mais dans ce contexte l’homme qui émet ce signifiant désigne autre chose que la plante, à moins qu’il ne soit le Petit Prince devenu adulte et parle de celle qui partage sa solitude dans la planète «astéroïde B 612» ! Puisque cette dernière hypothèse est inenvisageable, la «fleur» ne peut-être interpréter par l’interlocuteur que comme une façon de désigner indirectement une femme, c’est-à-dire une mère, une épouse ou une enfant. Ainsi, en plus de sa fonction référentielle qui renvoie à la plante, le mot «fleur» a une fonction poétique qui connote «une femme» et qui donne à tout l’énoncé sa dimension littéraire.
La littérature est cette capacité de donner aux signes une fonction poétique, c’est-à-dire une façon décalée, indirecte, et implicite pour exprimer par les mêmes signifiants (les mots) autres significations (une femme ou lieu d’une plante). Tout le mystère de la littérature réside dans le sens des adjectifs décalé, indirect et implicite. Effectivement, la littérature permet au lecteur de faire un décalage par rapport à ce qu’il a l’habitude de vivre, de voir un autre univers fictif qui permet de relativiser et de comparer avec ce qui est vécu et réel. La fiction offre des univers diamétralement opposés et arrive par conséquent à toucher toutes les sensibilités et les mentalités ; un tel contact avec le texte littéraire ne peut qu’engendrer une remise en question de ses propres comportements et habitudes, et de s’interroger sur la meilleure façon de mener sa vie.
Le roman français est l’un des genres capable d’offrir cette possibilité de se projeter fictivement dans un autre monde et de remanier ce qui paraît évident et inéluctable. Par exemple, les efforts que peuvent fournir les parents devant les demandes parfois exorbitantes de leurs enfants deviennent tangibles et perceptibles pour un jeune lycéen lorsqu’il étudie la fiction balzacienne Le Père Goriot et le pousse par la suite à mieux considérer les sacrifices de ses propres parents ; les devoirs d’une épouse envers son conjoint n’ont plus de limites puisque le lecteur de La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette découvre jusqu’à quel point le dévouement et la fidélité de la partenaire peuvent dépasser les exigences sociales et morales pour devenirs des principes existentiels ; la révolte contre ces derniers ne peut engendrer que le malheur et la désastre, et c’est la fiction de Flaubert, Madame Bovary, qui illustre les conséquences ravageuses d’un tel mépris en narrant le drame de l’épouse de Charles Bovary, Emma Bovary, incapable de résister aux charmes de Rodolphe Boulanger et de Léon Dupuis.
L’univers romanesque tolère facilement aux lecteurs de s’identifier aux personnages, d’assimiler le cadre spatio-temporel dans lequel se déroulent les actions de l’histoire pour comprendre à la fin la psychologie et les facteurs qui motivent les actions des protagonistes. Une fois le roman achevé, le lecteur se détache de l’ancrage qu’imposent les références vraisemblables du récit et passe par la suite à l’interprétation des signes pour en tirer un savoir-faire. L’univers rêvé et fictif d’un romancier devient un arrière-plan sur lequel le lecteur peut faire la lecture de soi-même, peut voir ce qu’aurait dû être sa vie et lui donne la possibilité de la gérer autrement en évitant les erreurs des personnages. Il n’est pas abusif de dire qu’à travers la fiction et la fonction poétique, le roman participe pleinement à notre éducation, à notre apprentissage et nous aide à relativiser la vie quotidienne pour mieux vivre. Dire que la «littérature ne sert à rien» ne peut être que le propos de quelqu’un qui lit une fiction en la prenant au premier degré, c’est-à-dire sans se rendre compte que le texte littéraire est la façon la plus intelligente pour insinuer les leçons de la vie.

 * Professeur de la langue
et de la littérature françaises


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1.Posté par Soumia le 23/09/2016 15:31
c'est vrai la littérature est importante dans notre vie. merci M. Adham.

2.Posté par Abdelfattah Oufakouh le 23/09/2016 20:17 (depuis mobile)
Merci bien pour cet article qui exprime une tres importante question vivante et historique: la litterature ne sert elle a rien? Enfin le contenu de cet article essaye de traduir la relation entre les humains et la litterature dans ce monde ..

3.Posté par imane le 23/11/2016 00:12
Personnellement, j'addore la littérature, et je peux que partager avec mon professeur la même thèse puisque je suis littéraire, mais je vois que rarement qu'on trouve quelqu'un qui aime la littérature, pourquoi ça?
Merci beaucoup M.Adham pour cet article, à un autre article littéraire INCHALLAH pourquoi pas.
Bonne chance et continuer à écrire des articles comme ça. BRAVO.

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