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A Karachi, la mafia de l’eau siphonne les tuyaux


Lundi 5 Octobre 2015

Dès qu’ils ont vu le camion-citerne de la ville débarquer dans leur quartier, Mohammad et Nayla se sont précipités. Ce jour-là, il y avait de l’eau gratuite. Un fait rare à Karachi, où la mafia siphonne souvent les tuyaux pour revendre à prix d’or le précieux liquide à une mégalopole assoiffée.
A Sadiqabad et dans les autres bidonvilles de Karachi, l’eau ne coule plus de l’aqueduc censé approvisionner les mini-masures plantées sur des ruelles de terre bosselées.
Cette pénurie ne fait pas qu’exaspérer la population de la plus grande ville du Pakistan: cet été, elle a aggravé les effets d’une canicule qui y a fait plus de 1.200 morts.
Au cours des dernières décennies, Karachi s’est étendue de manière aussi anarchique que tentaculaire, passant de 500.000 à 20 millions d’habitants en 60 ans et atteignant une superficie équivalente à 33 fois celle de Paris intra-muros.
La ville pompe environ 2,2 milliards de litres d’eau par jour du fleuve Indus et de la rivière de Hub, quasi-asséchée ces dernières années par des pluies chiches. Mais cela ne suffit pas à répondre à la demande locale, dopée par l’insatiable industrie textile qui emploie des armées de gagne-petit comme Mohammad Akeel Siddiq.
Cet ouvrier au corps sec et nerveux, son épouse Nayla et leurs cinq enfants vivent avec un salaire de 10.000 roupies par mois (100 dollars) dans une cour ceinte de murets de béton.
De temps à autre, la Compagnie publique des eaux (KWSB) remplit gratuitement le réservoir du quartier aussitôt pris d’assaut par les habitants. Mais ces derniers s’en remettent le reste du temps aux mafias semi-clandestines qui contrôlent le secteur lucratif de l’eau distribuée par camions-citernes.
La famille paie jusqu’à 15 dollars par mois (13,40 euros) pour de l’eau qui n’est pas toujours potable. “Elle n’est pas propre. Alors on l’utilise pour se laver et pour la cuisson”, explique Nayla, le visage illuminé d’un délicat piercing au nez sous un voile blanc crème.
“Quand les enfants boivent cette eau, ils ont parfois la diarrhée”, explique Nayla. Parfois, la famille se prive donc de nourriture pour acheter de l’eau potable.
A Karachi, “des mafias creusent des tunnels” afin de se brancher sur les tuyaux de la ville pour en pomper l’eau, explique Iftikhar Ahmed Khan, un cadre de la KWSB. “Ce sont des groupes armés qui ont mis sur pied leur propre réseau de distribution dans les quartiers” et tirent profit de la pénurie, dit-il.
Au cours des derniers mois, les paramilitaires pakistanais ont fermé 200 de ces points de ponction illégaux, forçant de nombreux camions-citernes à se ravitailler auprès de la KWSB et à payer un droit de remplissage oscillant entre un et deux dollars pour 1.000 gallons - entre 0,90 et 1,80 euro pour 3.700 litres.
L’eau sera revendue au moins dix fois plus cher quelques kilomètres plus loin dans les bidonvilles asséchés, les quartiers huppés ou auprès de la grande industrie.
“Le problème, c’est qu’il n’y a pas de contrôle des prix”, pour le malheur de la population et le bonheur des exploitants de camions-citernes qui roulent sur l’or, résume Noman Ahmed, professeur d’urbanisme à l’université NED.
Sur le terrain, malgré les raids des paramilitaires, des mafias continuent de siphonner le réseau tandis que d’autres entrepreneurs pompent directement dans la nappe phréatique pour revendre l’eau non potable, salée, sur le marché. Ou prétendent pomper dans la nappe, mais se branchent en fait sur les tuyaux de la ville...
Dans une arrière-cour du quartier de Korangi, Abdullah, un brun moustachu à la longue tunique, actionne une pompe électrique crasseuse branchée sur un tuyau d’une quinzaine de mètres planté dans le sol.
En une vingtaine de minutes, cet ouvrier qui travaille pour le compte d’un policier à la retraite pompe vers un camion citerne plusieurs milliers de litres d’une eau limpide mais saline dont il jure qu’elle provient d’une nappe phréatique, et non des tuyaux de la ville.
De leur côté, les aciéries et usines textile de la ville avalent chaque jour des centaines de millions de litres d’eau pour confectionner tissus, T-shirts et jeans qui seront exportés en Occident.
Sous couvert d’anonymat, un industriel avoue qu’il doit parfois “payer des bakchichs pour (s’)assurer que le maximum d’eau sera détourné du système vers (ses) usines”. En cas de pénurie grave, il s’en remettra sinon aux coûteux camions-citernes bigarrés et déglingués, dont le grand ballet reprend chaque matin.


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