​Développement et décentralisation en Irak

Il est urgent de fournir à la jeunesse désespérée de nouvelles possibilités, grâce à des projets durables où elle peut bâtir un avenir meilleur


Par le Dr. Yossef Ben-Meir *
Mercredi 1 Juillet 2015

​Développement et décentralisation en Irak
Les troubles violents qui agitent aujourd'hui l'Irak auraient-ils été moindres, voire inexistants, si le pays avait entrepris une reconstruction décentralisée après l'invasion américaine de 2003? Ou s’il avait opté pour le fédéralisme (un système décentralisé officialisé) dans les trois années qui ont suivi, avant la recrudescence de la violence entre les communautés sunnites et chiites ?
Existe-t-il une alternative viable à ISIS, ces assassins notoires qui se battent également pour conquérir les cœurs et les esprits, possèdent des ressources financières considérables et sont déterminés à mettre en œuvre des programmes sociaux et économiques?
Aussi irréalisable qu’elle puisse paraître à l'heure actuelle, la décentralisation du pouvoir au niveau local, le plus près possible des citoyens, semble être la seule voie viable pour que les Irakiens aient le sentiment de mieux contrôler leur vie et qu’ils aient même une faible chance de vivre des échanges personnels entre sunnites et chiites qui pourraient contribuer à développer des processus localisés de reconnaissance de l'autre, de développement partagé et de paix.
Il est devenu urgent de fournir à la jeunesse désespérée de nouvelles possibilités, grâce à des projets durables où elle peut bâtir un avenir meilleur et se sentir intégrée dans sa communauté au lieu de rejoindre, en désespoir de cause, des groupes extrémistes violents comme ISIS pour trouver le salut. En outre, l'autonomie locale (ou la capacité à mettre en œuvre les décisions communautaires) favorisée par la décentralisation est censée augmenter les capacités de défense d'un pays donné en rendant plus difficile une attaque militaire sur les centres de population.
Les gouvernements, dont celui de l'Irak est un exemple, peuvent être réticents à décentraliser car ils craignent que ce processus favorise les mouvements sécessionnistes et devienne une cause de conflit. Cependant, le plus souvent c’est précisément le manque d'autonomisation dans la prise de décision au niveau local et provincial qui intensifie la résistance politique, les tensions, les conflits sectaires et la violence.
 Si la décentralisation peut donner aux politiciens nationaux le sentiment d’être dépolitisés et moins influents, le niveau central reste néanmoins essentiel dans ses domaines de responsabilité qui englobent la politique macroéconomique, la politique étrangère, le système judiciaire et la sécurité nationale ainsi que les objectifs de développement qui favorisent l'équilibre interrégional et la performance.
La mise en œuvre continue de cette centralisation pourrait aussi contribuer à éviter, ou au moins à contrer efficacement, les écueils d’une décentralisation mal mise en œuvre, avec par exemple une couverture sociale réduite et une plus grande stratification sociale et géographique. La décentralisation fédéraliste implique le partage de l'élaboration des politiques et du pouvoir de gestion entre le gouvernement central et les niveaux régionaux autonomes.
Les gouvernements nationaux devraient considérer positivement la décentralisation pour le développement comme une stratégie à court et à long termes visant à répondre aux besoins réels de la population tout en faisant progresser l'intégration sociale, l'unité nationale et le développement de la capacité d'action politique au niveau de la base, des conditions indispensables à la stabilité politique.
Une forme d'autonomie légitime dans un contexte global de souveraineté nationale (similaire à la solution proposée par le Maroc pour le Sahara occidental) pourrait entraîner l’instauration de la confiance entre chiites et sunnites à l’égard de partenariats productifs pour le développement humain qui pourraient évincer la violence. Ce genre de mesures administratives semble plus que jamais être le moyen le plus viable de parvenir à la stabilité à long terme en Irak.
En règle générale, les pays disposent de quatre voies classiques pour décentraliser : la décentralisation, la déconcentration, la délégation et la privatisation. Prenons comme exemple le modèle marocain, qui combine de manière synergique les trois premières approches organisationnelles qui ont été appliquées ailleurs dans le monde.
Premièrement, le modèle marocain implique la décentralisation par le renforcement des capacités nécessaires des autorités régionales, à l’instar du Ghana, de la Côte d'Ivoire et du Brésil.
Deuxièmement, la feuille de route du Royaume intègre la déconcentration par le travail de collaboration des autorités locales et les groupes civils et communautaires pour le développement, avec l’appui continu du niveau central (financier et technique, par exemple), comme celle appliquée en Inde et au Sri Lanka.
Troisièmement, la méthode participative (ou délégation) telle qu’elle est appliquée en Tanzanie, où, comme le décrit le Roi Mohammed VI du Maroc "le citoyen est le moteur et la finalité ultime de toutes nos initiatives." Le monarque a souligné la contribution de son pays au projet de décentralisation, à savoir "les fonds publics nécessaires."
La combinaison de ces trois voies de décentralisation crée un système public social où les acteurs multisectoriels nationaux et locaux unissent leurs efforts pour soutenir le développement issu des communautés. Ce système servirait en théorie à créer un environnement extrêmement propice à la promotion du développement durable.
L'effort de reconstruction de l'Irak mené par les USA aurait fait avancer la réconciliation et le développement décentralisés en intégrant dès le départ des méthodes participatives au processus de renforcement des capacités administratives locales et des projets. Du point de vue du développement humain durable, il est inexplicable que la gestion de la reconstruction ait été sous-traitée loin des Irakiens à des entreprises et institutions américaines, notamment à l'armée. 
Les formations et les projets de développement participatif sont les fondements essentiels d'une administration décentralisée. Ils créent, de facto, les voies et les dispositions institutionnelles inhérentes aux systèmes décentralisés.
L'Organisation des Nations unies a conclu, sur la base de la reconstruction entreprise après la première guerre du Golfe que les Irakiens pouvaient gérer des projets sans l'aide sur place d’entrepreneurs étrangers. La reconstruction par des étrangers risque d’être intéressée et humiliante pour les populations du pays d'accueil et peut entraîner une perte vitale de potentiel et de ressources.   
 Par conséquent, sans sentiment d'appropriation des Irakiens, de trop nombreux projets n’ont pas abouti ou ont été sabotés. Le principe bien établi prouvé en 2006 en Irak, selon lequel les citoyens ne détruisent pas les projets qu'ils contrôlent et dont ils bénéficient, a été en effet réappris de la manière la plus tragique : 318 membres du personnel américain chargé de la reconstruction ont en effet perdu la vie au cours de la guerre.
 Avec l’énorme budget de 60 milliards de dollars dépensé par les Etats-Unis pour la reconstruction de l’Irak, le fait qu’aujourd'hui, la plupart des Irakiens ne bénéficient pas directement d’une façon ou  d’une autre des projets de reconstruction sous commandement américain est une autre parodie de la guerre. Si ce montant avait été dépensé pour des projets communautaires soutenus dans toutes les phases par les bénéficiaires locaux et évitant les coûts nécessaires à la sécurité pour protéger les équipes chargées de la reconstruction, le développement social ascendant (bottom-up) et les partenariats multisectoriels qui en auraient découlé auraient ainsi créé de facto un système administratif décentralisé.
Avec l'augmentation actuelle de la formation des formateurs irakiens dirigée par les Etats-Unis, il est désormais possible de développer des programmes qui intègrent le renforcement des compétences pour faciliter le dialogue communautaire sur des projets vitaux, ce qui, plus que toute autre mesure, instaurerait la bonne volonté avec les populations locales probablement. Les centres de formation de la coalition sous commandement américain destinés aux Irakiens, qui jouent un rôle d’interface avec les communautés locales, devraient également servir de points stratégiques de diffusion des capacités de planification participative. A titre d’exemple, il existe une possibilité de créer un modèle dans la province sunnite stratégiquement vitale d’El Ambar.
Cependant, si les Irakiens, avec l'aide indispensable de la coalition, ne comblent pas le vide de développement humain, il est alors clair qu’ISIS, comme tout acteur politique à long terme, tentera de remplir ce rôle dans les zones placées sous son contrôle. C’est en effet à celui qui facilite le développement humain durable qu’appartiennent véritablement les cœurs et les esprits des bénéficiaires.

 * Président de la Fondation 
du Haut Atlas


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